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Comment devenir djihadiste en quelques clics

Capture d'écran d'une vidéo de propagande de l’État islamique disponible sur le réseau social Youtube jusqu'en octobre 2014. Karl-Ludwig Poggemann/Flickr, CC BY

La récente célébration de « l’anniversaire » de l’attentat niçois du 14 juillet 2016 rappelle que ces événements ont été commis par des terroristes ayant eu recours à Internet à des fins d’endoctrinement puis de « glorification » de leur action.

Le djihadisme ou la guerre des symboles

Les démocraties occidentales doivent désormais faire face à un problème qui trouve son origine symbolique avec le choc du 11 septembre 2001 (Cf. Pascal Lardellier, « 11 septembre 2001. Que faisiez-vous ce jour-là ? » ; L’Hèbe, 2006). En 2015, la France a, elle, connu un double choc : celui du massacre de la rédaction du magazine Charlie Hebdo et des clients du supermarché Hyper Casher le 7 janvier, suivi de la vague d’attentats parisiens du 13 novembre. Au total, depuis 2015, les djihadistes auront tué 239 personnes en France.

Les attaques survenues en Catalogne jeudi 17 août relèvent de cette même symbolique. En frappant l’Espagne, dans la ville mythique d’Erasmus et de L’Auberge Espagnole, de la fête et de la tolérance, « les djihadistes nous frappent non pas pour ce que nous faisons mais parce que nous sommes », comme le rappelle Pascal Brukner. Pour le philosophe, l’Espagne représente, aux yeux des djihadistes et des musulmans intégristes, une terre musulmane, symbole de la grandeur de l’islam avant la chute de Grenade. Pour ces derniers, elle a été illégalement reconquise par Isabelle la Catholique… encore un symbole fort.

Le détournement du sens de mots connus de l’Islam fait également partie de la propagande de Daech. C’est ainsi que ses membres parviennent à séduire les jeunes à travers un storytelling bien rôdé qui utilise et travestit des termes tels que «Hijrah», «Jahiliya», «Murtadd», «Tâghût», «Tawhid». Olivier Carré et Mathieu Guidère, deux spécialistes de l'islam éclairent la récupération politique faite par les salafistes radicaux et expliquent en quoi cette imposture historique et sémiologique vise à redonner un sens aux actions barbares des futurs adeptes.

La radicalisation, outil de construction identitaire

En 2006, un travail de recherche mettait en évidence la montée de « recrutements sauvages » dans les rues de Saint-Denis. Sous couvert de bienveillance, d’entraide et de moralisation, les islamistes séduisaient de nombreux jeunes en perte de repères et en quête de sens, en leur « vendant du rêve » avec la religion comme toile de fond.

Les millénarismes ont ceci d’attractif, que toujours, ils se drapent d’idéal, le projet utopique étant porté par une communauté aimante et doublement « re-constructive » (au niveau de l’individu, et du groupe). Il y a peu encore, « Cham » constituait cet idéal à atteindre.

Et le phénomène n’a fait que se développer : les signalements sont de plus en plus fréquents et nombreux, tout comme les « fichés S ». D’après une enquête du journaliste Gilles Trichard, réalisée en 2012 en Égypte, « parmi les 5 000 ressortissants français immigrés, près de 10 % étaient des musulmans d’origine ou convertis en pleine quête spirituelle ».

Dans un article abordant la question de la quête et de la radicalisation chez les adolescents, le chercheur Thierry De Smedt montre qu’il existe un lien réel entre ces deux notions. En effet, pour l’auteur, la quête peut être considérée comme une forme de passage, un rite nécessaire à la construction identitaire de l’adolescent. Du rite au risque, on ne peut pas ne pas évoquer ici les « ordalies », concept issu tout à la fois de l’histoire et de l’anthropologie, les « ordalies » ou cette mise en danger de soi, cette exposition au danger et à la mort, via, littéralement, « le feu de Dieu », pour s’éprouver, grandir ou mourir.

Pour devenir adulte il doit développer un rapport au corps et au risque, passer des épreuves, faire des guerres (qui peuvent être intérieures), mourir symboliquement et renaître. L’allusion au concept de « guerre intérieure » n’est pas dénuée de sens puisque le djihad intérieur désigne le combat mené quotidiennement par les musulmans qui luttent contre leurs passions et leurs émotions.

Mais selon la philosophe Isabelle Stengers, nos sociétés, en érigeant en idéal la culture du « non-risque », ont amené à un désengagement des adultes dans l’accompagnement des jeunes dans leur prise de risque.

C’est ce que décrit le pédopsychiatre Philippe van Meerbeeck lorsqu’il affirme que le « travail de passage » est désormais du ressort du jeune lui-même. En recherchant, seuls ce risque nécessaire, ils deviennent vulnérables face à des processus endoctrinaires qui peuvent être assimilés à de véritables « lavages de cerveau ».

Sans cadre, la vulnérabilité s’installe

Les adolescents sans « cadre » peuvent donc être exposés à des prédicateurs habiles, moralisateurs et rassurants ou des groupes qui leur apportent des réponses toutes faites, qui « soignent leurs egos froissés ». Ces prédicateurs jouent allègrement sur le sentiment d’infériorité ainsi que sur la carence d’estime de soi, notamment chez certains jeunes de quartiers sensibles, stigmatisés depuis leur plus jeune âge et « mis au ban de la société ».

La lecture du récit de la radicalisation de Quentin Roy, illustre la relation entre quête spirituelle et djihadisme. Lui qui semble avoir entamé sa quête spirituelle à l’adolescence se serait converti à l’islam en 2013, est parti en Syrie en 2014 et est mort en Irak en janvier dernier. Il avait 23 ans.

Pour David Thomson, journaliste spécialiste du phénomène djihadiste :

« Il existe un dénominateur commun entre tous les Français djihadistes, au-delà des générations et des époques, c’est qu’ils se reconnaissent tous une djahilia, c’est-à-dire une période d’"ignorance pré-islamique". Alors qu’ils étaient musiciens, fonctionnaires, militaires, délinquants menant une vie familiale rangée, tous font part d’une vie hors de la piété avant leur conversion. Dans leurs cas, il est assez clair que la conversion s’inscrit dans un processus de quête spirituelle, une démarche rédemptrice. »

Pour l’auteur, les acteurs interrogés « vivent le djihadisme comme une purification qui les laverait des souffrances ou péchés commis. »

Aujourd’hui, les canaux utilisés pour radicaliser font toujours autant des ravages chez certains jeunes, convertis au « salafisme djihadiste » alors qu’ils ne croyaient en rien quelques mois auparavant. C’est déjà ce dont faisait état, en 2005, le Commissaire Charles Pellegrini dans son ouvrage Banlieues en flammes et ce que rappelait le New York Times dans un article traitant de l’épineuse question des conversions en France.

L’apparition d’Internet a simplifié les recrutements

Selon Bernard Godard, ancien responsable au Bureau central des cultes du ministère de l’Intérieur, « il y a chaque année environ 4 000 conversions […] L’augmentation est constante, mais ce n’est pas un phénomène exponentiel ». Il faut considérer que sur les 4,1 millions de « musulmans » qui vivraient en France (ce chiffre est une hypothèse et une extrapolation de l’Institut national d’études démographiques), environ 50 000 seraient des convertis.

Une partie des convertis le sont par la da’wa. Cette approche prosélyte de la religion semble être devenue un rempart contre les trafics en tous genres, offrant à certains parents une alternative « vertueuse » face au deal et à la délinquance. Le tout étant orchestré par des « imams auto-proclamés ».

Se posant en « VRP » du salafisme djihadiste, ils effectuent un travail de fond et de sape contre la société, vue comme impure et corrompue. Pour leurs réunions de groupes et leurs prêches, ils n’ont que l’embarras du choix : du kebab « rentable » alors qu’il n’a aucun client, à la salle de prière clandestine. Le message passe et la population ciblée se laisse petit à petit amadouer et hypnotiser par ces « gourous radicaux », dont le but ultime demeure celui de recruter des soldats.

L’apparition d’Internet et des réseaux sociaux a simplifié les étapes du recrutement, elle permet désormais une « prise directe ». Alors qu’au Royaume-Uni, Twitter est davantage utilisé (50 000 comptes seraient liés à Daech), en France, c’est Facebook qui a été privilégié comme canal.

Autre réseau possible, la messagerie cryptée Telegram, qui a par exemple permis aux assaillants de Saint-Étienne-du-Rouvray de se coordonner. Telegram a indiqué qu’entre 60 et 70 profils et canaux liés à l’État islamique sont supprimés par jour, avec une moyenne de 2 000 supprimés en tout par mois en 2016.

Pour le journaliste David Thomson

« les jeunes qui découvrent les hadiths sur Internet sont complètement sourds à tous ceux qui, à la mosquée, peuvent essayer d’expliquer que le sens des prophéties s’inscrit dans un contexte : pour eux, qui sont venus aux textes sacrés seuls ou avec la propagande djihadiste, l’interprétation historique ou figurée est une « innovation », c’est-à-dire la pire des choses puisqu’elle dénature et biaise le sens qu’ils pensent être original ».

Logique paranoïaque et obsession de la pureté

Dans les premiers échanges en ligne, les « sergents recruteurs » de Daech savent déceler des questionnements liés à la pureté, auxquels ils vont « répondre ». Des techniques sectaires vont être mobilisées : discours paranoïaques (persécution, complotisme), sentiment de supériorité brimé, glorification de la virilité.

À l’individualisme occidental, les recruteurs opposent une communauté, celle des « frères ». La problématique de la pureté est omniprésente, car dès le basculement dans le salafisme, tout devient impur (nourriture, loisirs, éducation, médias, famille) ! Mais cette recherche de la pureté est souvent paradoxale, particulièrement dans les zones périurbaines. Dans celles-ci, afin de s’affranchir de ce qui reste du « pater familias », des jeunes musulmans n’hésitent pas à offrir un pèlerinage à la Mecque (Hadj) à leur père pour se « racheter une conscience » et ainsi bénéficier d’une forme « d’immunité paternelle » face aux actes illicites commis.

Cependant, si l’on s’en tient aux recommandations de l’ancien Mufti d’Égypte Nasr Farîd Wâsil,

« le Hadj est toujours permis à partir du moment où l’argent est licite et que l’argent appartienne à la personne elle-même ou provienne d’une personne étrangère qui l’a donné de bon cœur ».

Quid des Hadj financés par l’économie parallèle ? Peuvent-ils être validés alors qu’ils sont rendus possibles par des actes impurs ? N’assisterions-nous pas à une forme de profanation qui remet en cause sérieusement la question de la pureté tant exaltée par ces fondamentalistes ?

La fascination (de fascinum, charme et maléfice) des jeunes pour la violence extrême s’exprime par le visionnage des mises en scène horribles de « l’organisation État islamique », multi-rediffusées. La barbarie de l’organisation État islamique, via des décapitations scénarisées et diffusées, constitue un élément de sophistication important. Scénarisé par Adel Kermiche comme un véritable « jeu de télé-réalité morbide », le meurtre du père Hamel est annoncé à l’avance, en des termes cruels, laissant apparaître une absence totale de surmoi ou de conscience sociale.

Des logiques algorithmiques

Pour mieux cerner le problème, il faut aussi prendre en compte les logiques algorithmiques qui ont un rôle. Ainsi, quand une personne a été porteuse de questionnements sur la religion, les rabatteurs islamistes vont lui proposer de prier Dieu. Or, si le jeune ne connaît pas la prière, il va suivre les liens qui lui sont proposés.

Si le jeune trouve le site bien fait, il va le « liker » sur Facebook. Par ce simple acte, il deviendra visible et pourra être contacté facilement. Le futur djihadiste est prédisposé à accepter un acte plus coûteux, tels le meurtre ou l’attentat suicide.

Les djihadistes fanatisent leurs « cibles », repérées puis charmées et harcelées tour à tour. Les cibles sont des personnes en rejet de l’autorité, car ayant perdu le sens de leur existence, cherchant confusément une identité de substitution. Surfant sur les mythologies des vies clandestines des espions, des alias et des avatars sur les réseaux sociaux, obsédés par les thèses conspirationnistes, les recruteurs du djihad leur promettent une mission de premier plan, ancrée sur un discours millénariste bien rôdé : ils vont devenir les serviteurs et les acteurs d’une société nouvelle, juste, aimante et bonne…

Bien sûr, plus largement, des éléments psychologiques, biographiques, socio-économiques jouent aussi un rôle important dans le basculement dans la « djihado-sphère », des constantes étant repérées par les spécialistes.

Un rempart ? L’éducation

Contre ces dangers réels, il convient d’"enthousiasmer" (étymologiquement « prendre dans le souffle des dieux ») la laïcité mais également de lutter contre un sentiment de fatalisme ambiant, émanant de nos responsables politiques. Il faut adopter une posture éducative envers une jeunesse déstabilisée.

D’après Serge Tisseron, chercheur à l’Université Paris VII, il faut que les parents apprennent à leurs enfants à se protéger. Seul bémol, ces derniers maîtrisent très souvent beaucoup mieux les réseaux sociaux que les premiers. Aussi, ne serait-il pas plus pertinent d’intégrer dans les programmes scolaires des « ateliers de sensibilisation aux risques de dérives sectaires et/ou à la violence », et ce, bien avant qu’ils ne soient adolescents ?

Pour le psychologue, « l’insatisfaction de la vie présente et la recherche d’une vie alternative » est le fil rouge de trois catégories de jeunes clairement identifiées. Toujours selon S. Tisseron, on retrouve ainsi les jeunes qui souffrent d’un défaut d’estime d’eux-mêmes, les enfants qui ont acquis l’idée que la meilleure façon de résoudre les problèmes est la violence et enfin les jeunes qui présentent un défaut d’esprit critique.

Un lien inter-générationnel brisé

Force est de constater que la fracture entre générations place adolescents et adultes dans une posture de défiance et d’incompréhension. Il revient donc aux parents, enseignants et pouvoirs publics de retisser un lien. Celui-ci leur permettant de (re)prendre leurs responsabilités.

Paradoxalement, si la jeunesse dispose des moyens pour être créative et innovante et bâtir le monde de demain, ces mêmes moyens peuvent très bien la mener à sa perte s’ils ne sont pas « encadrés ». Il suffit de relire Platon qui, il y a 2400 ans déjà rappelait que « lorsque les pères s’habituent à laisser faire les enfants, lorsque les fils ne tiennent plus compte de leurs paroles, lorsque les maîtres tremblent devant leurs élèves et préfèrent les flatter, lorsque finalement les jeunes méprisent les lois parce qu’ils ne reconnaissent plus, au-dessus d’eux l’autorité de personne, alors c’est là en toute jeunesse et en toute beauté, le début de la tyrannie ».

En cette ère des désintérmédiations généralisée, où l’on s’engage en deux clics, sur un coup de tête, pour des causes bien ambiguës voire parfois mortifères, on a plus que jamais besoin des corps intermédiaires (éducateurs, enseignants, médiateurs…) pour introduire de la distance et du recul, pour ré-enchanter la citoyenneté, comme collectif, valeur et même idéal de vivre-ensemble responsable et apaisé.


Richard Delaye, Yves Enrègle et Pascal Lardellier ont co-dirigé l’ouvrage « Oser la laïcité », EMS, 2017. Richard Delaye est VP de l’Observatoire Economique des Banlieues.

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