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Comment expliquer le succès du pentecôtisme au Brésil ?

Une femme participe à un rallye de congrégations évangéliques, la "Marche pour Jésus", à Sao Paulo, le 20 juin 2019.
Au Brésil, les mouvements pentecôtistes séduisent tout particulièrement les femmes issues des minorités ethniques. Miguel Schincariol/AFP

Le pentecôtisme est le courant majoritaire de l’évangélisme au Brésil. À l’époque du dernier recensement, en 2010, 22,2 % des habitants se disaient évangéliques, dont 13,3 % de pentecôtistes. Ce mouvement religieux imprègne l’ensemble de la vision du monde d’une grande partie de ses adeptes.

Au contraire de la France, la religion au Brésil ne s’est jamais vraiment éloignée de la sphère politique. Certes, la séparation entre l’État et l’Église apparaît dans la Constitution de 1891, qui fait du Brésil un État laïque. Mais, dans les faits, cette séparation est restée largement théorique, l’Église catholique ayant conservé une partie importante de son influence politique au cours du XXe siècle.

Cependant, la réussite politique des Églises pentecôtistes depuis la fin des années 1980, marquée par une forte augmentation du nombre de candidats et d’élus pentecôtistes, n’explique pas l’adhésion massive qu’elles suscitent, notamment auprès des classes populaires et, plus précisément, des femmes appartenant à ces catégories. Comment ces Églises ont-elles réussi à attirer un si grand nombre d’adhérentes issues d’un milieu modeste ?

L’adaptation du pentecôtisme au néolibéralisme : l’accent mis sur l’individualité

Il faut, tout d’abord, comprendre en quoi consiste l’ethos pentecôtiste. Selon une étude ethnographique réalisée par l’anthropologue Livia Fialho da Costa en 2011, l’adhésion des classes populaires se fait « naturellement », grâce à un discours qui « leur permet de redonner un sens à leur vie, sens qu’elles avaient perdu au cours de leur trajectoire d’exclusion : le discours de la « possibilité », voire même de la « potentialité », où chaque fidèle peut changer son destin dès lors qu’il emploie les moyens adéquats.

Cela signifie, en général, suivre le chemin tracé par les valeurs de l’Église, fréquenter les cultes avec assiduité et prouver régulièrement sa foi en Dieu – particulièrement à travers des « sacrifices » personnels, comme le don d’importantes sommes d’argent à l’Église. Dans ce cadre, chaque difficulté rencontrée par le croyant est interprétée comme résultant d’un éloignement de Dieu et du « droit chemin » de l’Église, ce qui attire le « démon » – lequel est, lui, perçu comme la source de ces difficultés.

Cet encadrement est diamétralement opposé à celui de la Théologie de la libération, populaire au sein de l’Église catholique en Amérique latine jusqu’au début des années 1990. Ce courant théologique inscrivait les problèmes rencontrés par les individus – difficultés liées à la pauvreté, au chômage, à la violence, etc. – dans le cadre plus large des inégalités sociales. Il partait de l’idée que l’Évangile prêche la libération des pauvres de leurs souffrances et que, pour réaliser ce projet, il était nécessaire pour l’Église de mobiliser des notions issues des sciences sociales, notamment du marxisme.

En étudiant les raisons de l’adhésion des femmes aux CEBs (Communauté écclésiales de base) – des groupes catholiques basés sur la Théologie de la libération –, les sociologues Maria Campos Machado et Cecilia Mariz (1997) expliquent justement que les CEBs ne donnent pas de solutions à des problèmes individuels :

« L’innovation apportée par les CEBs est d’inciter les femmes à s’intéresser à la politique. L’espace public, vu traditionnellement comme masculin, s’ouvre aux femmes des CEBs. Certaines d’entre elles, non contentes de participer aux mouvements sociaux, deviennent des leaders, et même des candidates politiques. […] Dans la vision proposée par les CEBs, pourtant, les questions les plus importantes de la vie privée sont les questions matérielles, dont la solution est à rechercher dans la lutte politique, qui se déroule dans l’espace public. Les questions privées non matérielles, de nature émotionnelle et morale, ne trouvent pas d’espace de débat et de solution dans le cadre des CEBs. De là vient la difficulté relative de ce mouvement catholique […] à attirer plus de participantes en comparaison avec des Églises de matrice pentecôtiste. »

Dans les CEBs, expliquent les auteures, les problèmes relatifs à la sexualité, à la vie familiale, à la violence conjugale, à la discrimination, etc. sont vus comme le reflet de la situation sociale des adhérentes. Il n’est pas surprenant que des ONG, des groupes féministes et des groupes des femmes aient été créés par des femmes défavorisées à partir des réunions des CEBs, dans le but de subvenir aux besoins les plus urgents des mères des milieux modestes, mais aussi de leur faire prendre conscience des questions liées aux inégalités sociales, de genre et de « race » qui persistent dans la société brésilienne.

En comparaison, les Églises pentecôtistes – puisqu’elles attribuent les difficultés à l’éloignement de Dieu – sont beaucoup plus aptes à proposer des solutions « immédiates », en d’autres mots miraculeuses, car ces problèmes sont encadrés dans un discours typiquement néolibéral de responsabilisation de l’individu.

En se nourrissant de ces valeurs de réussite et de responsabilité individuelle, d’ailleurs fortement intégrées et appropriées par les classes populaires brésiliennes, le discours pentecôtiste, dans une certaine mesure, redonne à l’individu sa capacité d’action pour résoudre les difficultés rencontrées dans son quotidien. Pourtant, il est nécessaire questionner l’efficacité de l’action individuelle dans le contexte social fortement inégalitaire au Brésil, un pays où le pouvoir est historiquement aux mains des oligarchies.

Le coût de la vision de monde pentecôtiste

Le coût de cette vision du monde est l’invisibilisation de la société elle-même : la pauvreté, la violence, les inégalités, les discriminations, tous ces problèmes cessent d’exister en tant que résultat de rapports sociaux inégalitaires et d’oppressions systémiques, une fois qu’ils ont été attribués à la présence du démon. Les croyants sont rendus « aveugles » à l’influence des questions macrosociales sur leurs vies personnelles, en se voyant comme des individus atomisés, totalement responsables de ce qui leur arrive – l’action divine, sous la forme de miracles, n’étant possible qu’à partir de l’action de l’individu, à travers sa conversion religieuse.

Il n’est pas difficile de comprendre pourquoi cette invisibilisation des questions sociales est problématique, voire dangereuse. Le public des Églises pentecôtistes est majoritairement constitué de femmes défavorisées, dont plus de la moitié sont noires ou métisses : selon des données de 2019 et 2020 recueillies par l’Institut Datafolha, 58 % des évangeliques (toutes Églises confondues) sont des femmes, dont 43 % sont métisses et 16 % noires, en sachant que, en 2018, dans l’ensemble de la population brésilienne 9,3 % des habitants se déclaraient comme noirs et 46,5 % comme métis. Dans les Églises néopentecôtistes, les femmes représentent 69 % des fidèles. Il est donc pertinent d’affirmer qu’une majorité des fidèles pentecôtistes sont exposés à des discriminations et inégalités structurelles liées à leur genre, à leur « race » et à leur classe sociale.

L’adhésion au pentecôtisme peut effectivement être particulièrement attirante pour les femmes. De nombreuses études (voir par exemple ici, ici et ici) montrent qu’elles peuvent retrouver, à travers l’adhésion religieuse de leur compagnon, un apaisement de leur vie familiale.

Les règles auxquelles doivent se plier les fidèles interdisent en effet tout comportement contraire aux valeurs religieuses, comme la violence, l’infidélité, l’usage de drogues, sous peine que les miracles ne se produisent pas. Mais ce calme n’est pas sans contreparties.

L’utilisation du pentecôtisme comme médiateur de la réalité sociale ne permet pas forcément à ces femmes de se reconnaître comme faisant partie de groupes minoritaires – en tant que femmes, non blanches, défavorisées, entre autres – au même titre que d’autres qui partagent les mêmes problèmes. Dit autrement, cette vision néolibérale d’un monde fait d’individus, alliée à une perception religieuse des causes des problèmes rencontrés, rend ces femmes peu investies dans le monde social et politique, dont les moindres tremblements – instabilité démocratique, crises économiques, pandémies… – ont pourtant un impact considérable sur les vies des plus défavorisés.

Dire que le pentecôtisme est le seul responsable de ce désinvestissement serait malhonnête : il n’est pas rare que des femmes et hommes pentecôtistes (en particulier celles et ceux qui appartiennent aux classes moyennes et/ou qui ont eu l’opportunité de se confronter avec d’autres visions du monde, soit par leurs études ou par le contact avec des associations, ONG ou groupes politiques) aient une vision tout à fait sociale et politique de la société.

Des groupes évangéliques féministes et anti-racistes commencent à voir le jour en masse, demandant des changements sociaux à l’intérieur et à l’extérieur de leurs Églises. Pour eux, la religion remplit un rôle de réconfort émotionnel, mais oriente très peu leur vision du monde social.

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