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Comment la surenchère anti-élite imprègne la campagne présidentielle américaine

Des partisans de Donald Trump brandissent des pancartes invitant notamment à démanteler la CIA, à destituer la présidente de la Chambre des représentants Nancy Pelosi et à « assécher le marais » (à savoir retirer ses prérogatives à l'élite libérale). Washington, 17 octobre 2019. Olivier Douliery / AFP

La publication, le 5 novembre dernier, du livre de Donald Trump Jr., Triggered : How the Left Thrives on Hate and Wants to Silence Us (Hystériques : comment la gauche se nourrit de haine et veut nous faire taire), est venue alimenter le discours anti-élite dans une campagne présidentielle dont le contexte, marqué par une procédure de destitution en cours, est tout à fait inédit.

L’auteur affiche clairement l’ambition de son pamphlet : ce livre, proclame-t-il, est « le livre que les élites de gauche ne veulent pas que vous lisiez ». Outrancièrement polémique, l’ouvrage s’en prend aux Clinton, à l’ex-vice-président Joe Biden (actuellement en course pour l’investiture démocrate), au procureur Robert S. Mueller et à plusieurs autres représentants de l’élite intellectuelle et politique issue de la côte Est des États-Unis. Laissons de côté l’identité de l’auteur – exemple-type de la reproduction de classe – et analysons les soubassements de l’anti-élitisme américain.

Donald Trump, Jr. pendant une séance de dédicace de son dernier livre, le 5 novembre 2019, dans une librairie de New York. Center Street

Une critique qui ne date pas d’hier

La critique de la dérive élitiste des États-Unis est un sujet déjà ancien, dont l’apogée se situe durant la guerre froide. La sociologie critique dénonçait alors la formation d’une « élite au pouvoir » (selon le titre d’un fameux ouvrage de Charles Wright Mills) inféodée au complexe militaro-industriel et exerçant une influence colossale au détriment du traditionnel équilibre des institutions politiques américaines (checks and balances). Les limites de ce mythe d’une classe dirigeante socialement homogène, consciente de son statut et conspiratrice furent immédiatement mises en lumière par Raymond Aron et d’autres défenseurs du pluralisme démocratique.

Avec la crise financière de 2008 et l’essor des populismes, la critique de l’élitisme démocratique renaît de ses cendres. Lors des primaires puis de la campagne présidentielle de 2016, le retour en force de la rhétorique anti-élite avait donné lieu à une surenchère féroce entre républicains et démocrates. Donald Trump, d’un côté, et Bernie Sanders, de l’autre, en avaient fait un argument majeur contre la candidature d’Hillary Clinton. Le premier lui reprochait d’incarner l’élite mondialisée faisant primer son intérêt de classe sur celui du peuple américain, et qualifiait notamment la Fondation Clinton d’entreprise la plus corrompue de l’histoire politique. Le second dénonçait la proximité de sa concurrente démocrate avec les « 1 % » de super-riches toujours enclins à accroître leur puissance financière au détriment des classes moyennes et populaires. À travers la mobilisation des réseaux sociaux et, en particulier, l’utilisation outrancière de tweets facilitant l’anathème, la dénonciation de l’élitisme est devenue une arme politique majeure – une arme qu’une partie de la droite républicaine et de la gauche démocrate emploie de nouveau aujourd’hui.

Anti-élitisme de gauche…

Aujourd’hui encore, la critique s’est cristallisée du côté des démocrates, dans le prolongement du mouvement urbain Occupy Wall Street. Certains des candidats à la présidentielle de 2020 comme Bernie Sanders et, plus récemment, Elizabeth Warren continuent de faire usage de l’argument anti-élite d’un point de vue purement économique. Ils attaquent d’une même voix le président Trump en dénonçant sa collusion avec le pouvoir d’une oligarchie économique qu’ils considèrent comme la principale bénéficiaire de sa politique de « tax cuts ». Outre son rôle majeur dans l’accroissement des inégalités sociales, cette élite ploutocratique serait dotée, via le mécanisme du financement des campagnes électorales, d’un pouvoir d’influence démesuré. Les décisions successives de la Cour Suprême sur la dérégulation du financement des campagnes électorales abondent dans le sens de la critique avancée par ces démocrates.

L’enjeu des prochaines élections serait dès lors de libérer la démocratie américaine de l’emprise de cette oligarchie financière et de redistribuer les richesses que celle-ci a injustement accaparées. La gauche démocrate propose ainsi la réorientation des impôts vers les « milliardaires », la suppression de la dette contractée par les étudiants pour financer leurs études universitaires, ou encore la création d’un programme public d’assurance maladie universelle (Medicare for All).

Un partisan de Bernie Sanders portant un masque représentant le candidat démocrate brandit le slogan « Enough is enough », le « s » étant remplacé par le symbole du dollar pour souligner la nécessité de lutter contre le pouvoir de l’argent. 19 octobre 2019, New York. Johannes Eisele/AFP

… et anti-élitisme de droite

Du côté des républicains, la rhétorique anti-élite a une dimension plus culturelle. Elle trouve son origine dans les conflits autour du mouvement des droits civiques et de la protestation contre la guerre du Vietnam, quand les élites intellectuelles et médiatiques ont traité par le mépris les sentiments patriotiques de la majorité silencieuse des citoyens américains. Ce sentiment culturel, initié par Richard Nixon, a été entretenu par Ronald Reagan et les deux présidences Bush, tout comme par la plupart des candidats républicains à l’élection suprême. Ce répertoire politique ciblant les élites progressistes démocrates fut relativement payant.

Aujourd’hui, l’anti-élitisme républicain cherche à durcir l’opposition entre, d’une part, l’Amérique des grandes métropoles mondialisées dont Washington est l’épicentre et, d’autre part, l’Amérique oubliée des territoires périphériques, notamment ceux ayant subi une forte désindustrialisation (rust belt). Il fut un temps porté par le mouvement du Tea Party qui dénonçait le rôle des élites washingtoniennes dans la crise fiscale et les coûteux programmes de l’Administration Obama. La réforme d’extension de la couverture maladie en direction des citoyens les plus démunis, qualifiée d’Obamacare, incarnait tout particulièrement, aux yeux de ce mouvement, la mise en œuvre du « big government ». Une fois élu président, Donald Trump a concrétisé cette critique en s’attaquant frontalement à cette réforme.

Pour marquer son leadership populiste, Donald Trump a systématisé la dénonciation le rôle négatif de l’establishment washingtonien. Historiquement nourri par les grandes universités de la côte Est, l’« entre-soi » de ces élites corrompt, selon lui, encore et toujours l’État fédéral. Un « deep state » se serait ainsi constitué, avec la bénédiction des médias, à partir d’une alliance entre bureaucrates, experts des politiques publiques et politiciens démocrates. Ce « deep state » aurait la capacité de bloquer toutes les initiatives politiques du président, mues par son désir de défendre l’Amérique. Dans cette même perspective, le résultat des élections de mi-mandat de novembre 2018, qui ont donné la majorité à la Chambre des Représentants aux démocrates, aurait favorisé l’élargissement dudit « deep state » au Congrès.

L’anti-élitisme contre le pluralisme ?

Donald Trump Jr. peut ainsi dénoncer, à court terme, la procédure de destitution initiée par Nancy Pelosi, présidente démocrate de la Chambre de Représentants. Le déclenchement de cette procédure ne serait selon lui rien d’autre que la manifestation du complot fomenté par les élites ancrées au plus haut niveau de l’État. Le choix de cette procédure serait un « coup d’État » de ces élites qui contestent sa légitimité démocratique.

À moyen terme, Donald Trump Jr. et ses spin doctors – l’auteur de Triggered n’a pas de fonction officielle mais il s’affirme dans l’équipe des conseillers de son père et s’autorise à penser à un engagement politique futur – mettent en place une arme de campagne efficace contre le futur challenger démocrate de son père, quel qu’il soit : Joe Biden aura, en effet, bien du mal à se dissocier de l’héritage des Clinton et de Barack Obama ; Elizabeth Warren devra faire oublier sa condition de professeur de droit de la très élitiste université d’Harvard ; enfin, Bernie Sanders, réélu au Congrès depuis 1991, passera pour un représentant de la vieille classe politique attachée à ses fonctions électives.

Dans cette guerre des anti-élitismes, il est à craindre que les fondements pluralistes de la démocratie américaine posés par les pères fondateurs de la Constitution soient en passe d’être ébranlés. En effet, si chaque opinion provenant des « élites » est systématiquement dénigrée et rejetée, ce pluralisme tant vanté sera significativement affaibli.

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