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Deux employés côte à côte discutent au travail
Travailler, ce n’est pas seulement exécuter une tâche. C’est mobiliser l'ensemble de ses ressources physiques, mentales et sociales afin de gérer tous les imprévus du quotidien. (Shutterstock)

Comment le télétravail peut nous aider à repenser le monde du travail

Alors que la vaccination avance et que le télétravail obligatoire tire à sa fin, employeurs et employés se questionnent sur la forme que prendra le retour au bureau et l’organisation du travail : irons-nous vers un mode hybride ? Une forme de travail plus flexible ?

Des sondages récents de l’Ordre des conseillers en ressources humaines agréés montrent que des désaccords s’installent. D’un côté, 62 % des travailleurs souhaitent poursuivre le télétravail à temps plein ou avoir une pleine flexibilité, alors que 81 % des employeurs favorisent une présence à temps plein ou une présence minimale exigée.

Cette question du « travail de demain » est centrale chez les ergonomes. En tant que spécialistes de l’analyse de l’activité de travail, ce qui nous intéresse, ce n’est pas ce que doivent faire les individus (la tâche prescrite), mais ce qu’ils font concrètement pour réussir à performer (l’activité).

Nous considérons cette période de reprise comme une occasion de réfléchir aux formes que prendra le monde du travail dans l’avenir. Mais comment profiter de cette occasion pour permettre la performance de tous, préserver la santé de chacun et surmonter les différends entre employeurs et employés ?

Une occasion manquée

Pour l’instant, il nous semble être face à une occasion manquée : le travail n’est pensé qu’en des termes de tâches à faire, prescrites par d’autres que ceux qui la font, dans un environnement peu variable.

Or, travailler, ce n’est pas seulement exécuter une tâche. Travailler, c’est mobiliser l’ensemble de ses ressources physiques, mentales et sociales afin de gérer tous les imprévus du quotidien (le client en colère, l’ordinateur qui bogue, le fichier trop lourd pour être téléversé). C’est essayer de faire ce que l’on considère, subjectivement, comme du bon travail, tout en cherchant à atteindre la performance exigée. C’est ça, l’activité de travail.

Si les organisations veulent imaginer le travail de demain, il est nécessaire qu’elles se donnent les moyens de comprendre le travail d’aujourd’hui, celui que font réellement leurs employés. Or, force est de constater que ce n’est pas le cas. Et le regard qu’elles portent sur le télétravail est un bon exemple.

Le télétravail est généralement considéré simplement comme une rupture du cadre spatio-temporel du travail classique. Ce que l’employé faisait sur son lieu de travail, il le fait maintenant chez lui.

L’accent mis sur la tâche

Penser le télétravail de cette façon, c’est revêtir une paire de lunettes qui nous offre une vision tronquée : l’accent est principalement mis sur la tâche prescrite. On comprend ce que les gens doivent faire, mais on ne voit pas comment ils le font réellement : comment ont-ils adapté la méthode ? L’ont-ils adapté seuls, ou se sont-ils mis d’accord avec les collègues ? Comment ont-ils collectivement réorganisé les tâches pour se fatiguer moins et faire face aux attentes ?

Un télétravailleur discute avec des collègues lors d’un appel vidéo
Les individus forcés de travailler à distance ont dû s’ajuster et développer des nouvelles façons de faire. Shutterstock

Le travail n’est pas composé que de tâches prescrites, mais aussi de ce que l’on appelle des règles de métier (ce que certains appellent le genre professionnel et que l’on peut comprendre comme les trucs et astuces développés avec l’expérience) qui s’apprennent et s’échangent principalement de façon informelle entre les employés. Elles sont fondamentales pour la réalisation d’un travail de qualité et pour préserver la santé, mais les échanges à leur sujet restent souvent invisibles dans une vision axée sur la tâche. Comment recréer ces moments, qui ne sont pas toujours planifiables, pour favoriser la construction et le partage de ces trucs et astuces ?

Une transformation radicale

À travers cette paire de lunettes, « passer en télétravail » implique simplement de transférer à la maison des tâches qui se faisaient normalement au bureau. Ce transfert n’est pas considéré par les employeurs comme une transformation de la nature du travail, mais plutôt une adaptation numérique. Il s’agit d’avoir le bon équipement (ordinateur, logiciels, bureau et chaise ajustables), la bonne connexion au serveur, et la sécurité nécessaire pour protéger les données.

Les premiers constats issus d’une recherche que nous menons actuellement avec l’Institut de recherche Robert-Sauvé en santé et sécurité du travail (IRSST) dans une grande administration provinciale montrent plutôt que le télétravail n’est pas qu’une rupture du cadre spatio-temporel du travail, c’est une transformation radicale de sa nature même.

Les individus forcés de travailler à distance ont dû s’ajuster et développer de nouvelles façons de faire. Ils ont pris des décisions, redéfini les tâches, agencé de nouvelles collaborations, créé de nouveaux espaces d’échanges informels pour s’entraider, abandonné certaines pratiques : malgré l’incertitude des consignes sanitaires, ces personnes ont développé des méthodes leur permettant de produire.

Certains se réjouissent de retourner sur leur lieu de travail, alors que plusieurs appréhendent ce retour. Ce que tous attendent, c’est de savoir de quoi seront faits les lendemains de la pandémie au travail. Pour l’instant, l’accent est encore mis sur les modalités générales de réalisation de la tâche ou la flexibilité (deux jours à la maison, trois jours sur place, ou l’inverse).

Voir au-delà de la tâche

Le risque encouru en perpétuant cette vision centrée sur la tâche est d’engendrer un appauvrissement du travail, où celui-ci est réduit à un ensemble de tâches qui ont peu de sens puisqu’elles s’éloignent de ce que les travailleurs considèrent comme étant du travail bien fait.

Alors, comment penser le travail de demain, autrement que par la tâche ?

Selon nous, il faut que les organisations permettent aux télétravailleurs de s’exprimer sur les méthodes de travail qu’ils ont mises en place pendant la pandémie, sur les difficultés qu’ils rencontrent et contournent, afin d’en faire émerger des repères qui guideront les décisions lors de la conception des futures organisations du travail.

Résister aux tendances « cool »

L’idée est de penser le travail de demain à partir de celles et ceux qui le feront, en partant de leurs besoins et de ce qu’ils font vraiment, et non pas des dernières tendances « cool » en aménagement spatial. Il faut surtout chercher à augmenter le pouvoir d’agir des individus en leur offrant des environnements qui leur permettent de participer aux décisions de l’organisation, notamment en matière d’organisation du travail.

En bref, il faut instaurer au sein des entreprises de réels mécanismes de discussion et de débats (et pas simplement de consultation), animés par les gestionnaires, où les employés peuvent exprimer leurs réalités et leurs difficultés, et se servir de ces éléments pour concevoir la future organisation du travail.

Ces mécanismes de discussion doivent être réguliers : il ne s’agit pas de consulter les employés une fois et d’élaborer le plan de retour parfait. Il s’agit plutôt de créer les dispositifs qui permettent, en continu, de concevoir une organisation ajustable, flexible, performante et génératrice de santé.

L’année et demie de télétravail qui vient de s’écouler, pour celles et ceux qui ont pu en faire, et le nouveau départ qui s’annonce à l’automne sont une occasion unique de transformer nos organisations. Il ne reste plus qu’à changer de paire de lunettes, et tenter de voir, au-delà de la tâche, le travail réel.

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