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Comment le terme « communautarisme » piège l’institution scolaire

Le discours sur le communautarisme évince la réalité du pluralisme culturel à l'école. J. Barande/Flickr, CC BY-ND

Cet article est republié dans le cadre de la deuxième édition du Festival des idées, qui a pour thème « L’amour du risque ». L’événement, organisé par USPC, se tient du 14 au 18 novembre 2017. The Conversation France est partenaire de la journée du 16 novembre intitulée « La journée du risque » qui se déroule à l’Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco).


Depuis quelques années s’est imposé, par force et récurrence, un discours intellectuel, politique et journalistique qui veut voir dans « le communautarisme : une tendance émergente de notre société ».

« […] la France a une histoire, une langue, une culture. Cette culture et cette langue se sont enrichies des apports de populations étrangères mais ça reste la base, le fondement de notre identité. […] nous n’avons pas fait le choix du communautarisme, du multiculturalisme », lançait il y a encore peu le candidat à l’élection présidentielle 2017 François Fillon. En octobre dernier, un édile qualifiait même dans une tribune publiée dans le journal Le Figaro, le communautarisme de « mal qui prospère ».

On entend marteler que « les fractures communautaristes […] chaque jour davantage, paraissent fragmenter la société française ».

Mais en découvrant que ce mot – communautarisme – n’est entré dans le Petit Robert qu’en 2005, on peut s’étonner de la sorte d’évidence avec laquelle il est aujourd’hui employé. Et lorsqu’on voit la vitesse de dissémination de ce néologisme, la signification même de ce discours mérite examen.

En effet, dans la presse nationale, tous titres confondus, on est passé en moyenne de moins de 8 occurrences par an avant 1995, à plus de 103 occurrences annuelles entre 2002 et 2008, comme nous l’avons montré dans une étude parue en septembre.

La société française a-t-elle à ce point changé depuis vingt ans ? Ou l’irruption de ce discours traduit-elle plutôt un changement de regard ? Et dans ce cas, quels sont les enjeux – notamment pour l’école – de la diffusion de ce discours ?

Une entreprise politique impose un nouveau regard sur l’école

Prenons un exemple, ladite « affaire du foulard islamique à l’école » telle que rapportée par le journal Le Monde. Les cas de conflits relatés sont à la fois peu nombreux mais récurrents depuis 1989. Friands de conflits locaux à transformer en « sujets » journalistiques généraux, le média en fait une chronique à rebondissement. La mise en scène est d’autant plus spectaculaire que la médiatisation est utilisée par des entrepreneurs politiques. Une entreprise politique est l’action coordonnée d’acteurs divers mobilisés pour faire prendre en charge ce qu’ils considèrent comme un problème, dans les termes qui les intéressent. Ici il s’agit de l’interdiction du voile qui permet d’incriminer l’islam, dénonçant le signe religieux.

En 1989, c’est la polémique de Montfermeil qui cristallise et, avec l’appui de quelques intellectuels signant tribune, transforme un conflit local au sein d’une équipe en problème national concernant l’École tout entière. Cette « affaire » donne lieu à jurisprudence : en 1992, le Conseil d’État annule l’exclusion des trois collégiennes concernées. Et pour cause, la plus haute juridiction de l’État rappelle ni plus ni moins que la laïcité protège la liberté d’expression religieuse des élèves, et que la neutralité ne vise que les agents du service public.

L’affaire des «foulard» portée à l’Assemblée nationale en 1989.

Pendant ce temps, la médiatisationse poursuit : exclusion d’un collège de Poissy (1990), de trois élèves d’un collège de Noyon (1990), d’une lycéenne à Mulhouse (1991), refus de foulards dans un collège à Lyon et manifestation (1992), etc.

L’émergence d’un terme

Malgré l’intense médiatisation, la situation n’est quasi jamais assimilée au « communautarisme », comme le montre notre exploitation des archives du journal Le Monde. Ainsi, en 1989, le terme n’apparaît que dans 0,45 % des 220 articles comportant les termes « foulard (ou voile) islamique » ; en 1994, au moment du retour de la polémique, seul 0,7 % des 142 articles concernés font référence au « communautarisme ». Et sur toute la période 1989-2000, à peine 4,3 % des 700 articles du Monde évoquant le « foulard (ou voile) islamique » en le reliant au « communautarisme ».

Le mot n’interviendra qu’a posteriori, pour re-qualifier cette histoire, et imposer l’idée que « rien n’est plus subversif de l’ordre républicain que le communautarisme, dont le voile est l’étendard ». L’argument de la laïcité est alors mobilisé dans une perspective guerrière, et présenté comme « la meilleure défense possible contre les périls du communautarisme ». Ainsi, c’est au plus fort de l’entreprise politique visant à justifier l’interdiction légale du voile, en 2003 et 2004, que la co-occurrence est à son sommet : 18,6 % des articles font du voile un signe évident du communautarisme.

Ce lien diminue ensuite, une fois votée la loi du 15 mars 2004, ce qui indique que le terme a surtout servi d’argument et de passeur pour imposer une nouvelle définition de la laïcité, non plus de liberté mais de prohibition religieuse, au nom d’une neutralité désormais imposée aux publics comme condition d’accès à l’école.

Des femmes de confession musulmane manifestent, le 14 février 2004 à Marseille, afin de protester contre l’adoption du projet de loi interdisant le port du voile dans les écoles publiques. Boris Horvat/AFP

On pourrait multiplier les exemples, mais le fait est là : « communautarisme » ne désigne pas une réalité inédite, c’est un nouveau discours qui impose un changement dans l’ordre de représentation de la situation scolaire. Ce mot témoigne pour ainsi dire d’une nouvelle paire de lunettes sociales avec lesquelles on est incité à regarder la réalité, et qui par conséquent en change la signification. Mais au profit de qui ou quoi ? De quelle lecture de la réalité ? Et avec quels effets sur la situation scolaire ?

L’argument de la menace sur l’École contre la réalité scolaire

Ce qui change, avec le discours du communautarisme, c’est que la situation est présentée sous l’angle d’une institution menacée, et donc à défendre. « Communautarisme. Menace sur l’école », titrait Le Monde de l’éducation en 2003, organisant parallèlement un débat sur ce thème dans le cadre des 6ᵉ Rendez-vous de l’histoire de Blois. « L’école menacée par le communautarisme », annonçait encore en 2010 le Journal du Dimanche, en reprenant à son compte la thèse unilatérale d’un rapport du Haut conseil à l’intégration mettant en scène « l’école face aux enfants issus de l’immigration » (je souligne).

Il est clair alors qu’on parle de l’École, avec un grand « E », avec la majuscule attribuée à une institution qui, dans l’imaginaire politique français, est au cœur de la mythologie nationaliste. On ne parle pas de l’école du quotidien, celle vécue par ceux qui y travaillent ou y étudient ; on parle moins encore des écoles, de cette réalité scolaire française si clivée et hiérarchisée par les inégalités et les discriminations.

Le discours sur la menace communautaire s’inscrit dans un registre de peur et d’imaginaire guerrier. Les petites manœuvres. Infanterie contre Cavalerie. Vers 1905. Munae/Flickr, CC BY-ND

C’est au nom d’un « pacte qui lie l’École et la Nation » – que le discours sur la menace appelle à défendre l’École pour protéger la nation, et vice versa. Ce mot joue donc comme une exhorte au combat, il justifie un armement et une logique de guerre, dont témoigne le ton martial du ministre de l’Éducation nationale de l’époque, un certain François Fillon :

« Depuis peu, l’École n’est plus épargnée. À cette menace, je veux vous dire que l’éducation nationale réplique avec fermeté. […] La République ne transige pas avec ses adversaires. »

Une justification de lois liberticides

Sous couvert de laïcité, c’est en réalité la justification profonde de la loi de 2004 qui est en jeu ici. Ce discours appuiera celle de 2010 visant à interdire la burqa, puis en 2012 la circulaire Chatel interdisant aux femmes voilées d’accompagner les enfants en sortie scolaire.

« Dans un contexte où la République fait l’objet de tests venus de groupes qui veulent imposer un communautarisme social et politique, l’école est une cible. Avec la loi de 2004, les enseignants ont davantage d’armes. »
C. Kintzler, « Ce n’est pas en se taisant que la République finira par gagner », Le Figaro, 10 avril 2014

« [Cette loi] stoppe le grignotage de la République par le communautarisme, vitrine légale de l’intégrisme […] [et] envoie un message ferme de refus au communautarisme, qui fissure, où qu’il s’exprime, notre pacte républicain. » C. Decocq (député)

Il fallait que la situation soit présentée sous un angle dramatique, pathogène voire criminogène, pour justifier de falsifier ainsi la laïcité et de restreindre les principes fondamentaux de liberté et d’égalité.

À travers cet épisode significatif, mais bien au-delà de lui, le discours du communautarisme a permis d’installer et légitimer une politique néoconservatrice concernant l’institution scolaire, comme la proposition de loi de 2011 réinstaurant l’uniforme scolaire, ou le retour récurrent du « roman national », comme recette politique censée « redresser l’école » en dressant les élèves.

Elle a permis à ses promoteurs d’occuper l’espace politique et médiatique pour dénoncer un supposé « islamo-gauchisme » (d’une Gauche censée faire le jeu de l’ennemi) ou encore une « sociologie assassine », comme dans un récent colloque titrant sur les « Faux amis de la laïcité et idiots utiles », accueilli au Sénat le 5 novembre 2016, et soutenu par la Délégation interministérielle à la lutte contre le racisme et l’antisémitisme (DILCRA).

Cet usage de la vindicte publique pour dénoncer de supposés « ennemis intérieurs » ou des « traîtres à la Nation » – comme ont été traités les footballeurs grévistes lors de la Coupe du Monde de 2010 – est une méthode discursive caractéristique des temps de guerre…

Les répercussions ne sont pas que symboliques, elles touchent au cœur du travail. En effet, en situant les enjeux au niveau de la défense de grands mythes idéalisants, on réduit concrètement la légitimité des professionnels de l’école à arbitrer pragmatiquement les situations pour résoudre les problèmes qui se posent à eux.

En transformant des situations locales de conflits en enjeux nationaux de « guerre culturelle », on radicalise les tensions et durcit les frontières, on légitime les tendances discriminatoires et ségrégatives de l’école, et du coup on accroît la méfiance et la défiance des publics vis-à-vis de l’institution.

Mais aussi, en accréditant par ce mot l’idée qu’une énorme et sourde menace plane sur « la République », d’autant plus dangereuse que les ennemis seraient invisibles – sauf à en juger au faciès, à la casquette, au voile ou à la barbe… – l’on accrédite ni plus ni moins une grille de lecture complotiste. Comment, alors, convaincre les enfants et adolescents avec qui l’on travaille que le complotisme n’a pas lieu d’être ?

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