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Comment les artistes soviétiques ont révolutionné l’art

Kuzma Petrov-Vodkin, Fantaise, 1925. Wikiart

À Paris, du 20 mars au 1er juillet 2019, « Rouge, art et utopie au pays des Soviets », la nouvelle exposition du Grand Palais, nous invite à une promenade artistique et historique – mais peut-être est-ce plutôt « historique et artistique » et c’est bien là toute la question, en nous proposant une déambulation – en phrases parfois non sobres – de la révolution d’octobre jusqu’au tombeau de Staline.

Car c’est bien l’impact de ce terrible bouleversement sociétal instauré par le socialisme en Russie que cette exposition nous propose d’explorer, grâce à la présence unique de plus de 400 œuvres majeures et multidisciplinaires, essentiellement prêtées par les grands musées de Russie et le Centre Pompidou. Mais surtout, elle veut nous montrer l’évolution de son histoire, de son utopie initiale à sa dure réalité finale, de sa promesse d’un éclatant rouge écarlate jusqu’au rouge le plus sombre et le plus sanglant de ses dernières années.

De nombreux artistes ont accompagné – et souvent subi – ce vaste mouvement politique, en représentant subjectivement (mais jusqu’à quel point ?) leur époque. Et, à travers leurs œuvres, ils nous posent aujourd’hui la question de la politisation de l’art, des rapports de force que peuvent entretenir la liberté de l’artiste avec la contrainte externe, d’autant plus quand celle-ci prend la forme d’une dictature, fut-elle celle du prolétariat. Allant jusqu’à nous permette de nous interroger plus avant, et pour les arts plastiques en général, sur les limites tranchées que Marx (pas Karl, Groucho…) donnait à la musique dans sa célèbre citation : « La justice militaire est à la justice ce que la musique militaire est à la musique. »

Grandeur et décadence d’une idéologie

Cette période historique mouvementée se divise tout naturellement en deux temps. Une première époque court jusqu’en 1929 – date du début du « Grand Tournant », cette brève période (1929-1933) qui voit l’Union soviétique bouleversée par une seconde révolution faite de collectivisation forcée et d’industrialisation accélérée, entraînant brutalité et brèche ouverte, et bientôt béante, dans les idéaux humanistes – où tous les rêves étaient encore possibles et une seconde, qui prend fin au décès du Petit Père des peuples, où la bascule brutale sous le joug de la terreur n’est plus contestable.

Pour illustrer les deux versants de l’histoire du socialisme soviétique, l’exposition a fait le choix limpide de se diviser en deux espaces distincts, correspondant aux 2 niveaux de l’exposition. La première moitié, empreinte d’espoir, s’intitule « L’art dans la vie » et illustre le mouvement artistique dit du productivisme, brève utopie artistique protéiforme et foisonnante, bien ancrée dans la vie réelle et la seconde, bien plus sombre, illustrant clairement la soumission au pouvoir en place, intitulée « Le réalisme socialiste », soit l’art de la propagande stalinienne.

L’art dans la vie : le productivisme

Dans cette première partie, on retrouve de nombreux artistes, fortement engagés ou du moins ayant de fortes affinités avec ce que l’on pouvait encore, il y a quelque temps, appeler « la gauche », majoritairement activistes ou héritiers du constructivisme, ce mouvement artistique propre à la Russie du début du XXe siècle, justement « construit » en réaction vis-à-vis de l’art ancien en général et de l’art importé en particulier.

Adhérents au nouveau projet de société prôné par le communisme, ils entendent participer, par leurs œuvres « révolutionnaires » à l’édification d’une société nouvelle mais aussi à l’éducation intellectuelle des masses, leur proposant ainsi de nouvelles perspectives pour améliorer leur quotidien. Rejetant d’un bloc l’« art bourgeois » dans ses formes les plus traditionnelles, ils font montre d’une étonnante créativité en imaginant de nouvelles formes d’art à destination des masses prolétaires qu’ils s’emploient à diffuser dans les plus petits villages ou au fin fond des campagnes les plus reculées. Un avant-gardisme inédit naît alors de cet élan et les propositions se multiplient.

Ainsi, sous l’impulsion d’artistes – on pense en particulier à Vladimir Maïakovski – l’espace public est investi par les artistes, qui se sentent portés par la « commande sociale ». Pièces de théâtre, affiches colorées, décorations urbaines… apparaissent dans les lieux de la vie réelle du peuple, c’est-à-dire en dehors des endroits traditionnellement et surtout « bourgeoisement » dédiés à l’Art.

Des peintures différentes, audacieuses, émergent tel, évidemment, le monochrome Pur rouge d’Alexandre Rodtchenko. Le théâtre connaît lui aussi un renouveau. Art originellement populaire, puis peu à peu enfermé dans des salles dédiées, il revient au centre des populations avec un metteur en scène comme Vsevolod Meyerhold qui expérimente une rupture totale avec le théâtre bourgeois, faisant de l’acteur non plus l’incarnation d’un personnage mais bien le vecteur d’une pensée, dans une logique revendiquée d’affirmation politique.

Pur rouge d’Alexandre Rodchenko, 1921, Huile sur toile. Moscou, collection privée. Jean‑Pierre Dalbéra/Flickr, CC BY

Poursuivant cette logique populaire, rapidement, la notion d’art pur cesse d’être à la mode, doublée en cela par la nouvelle nécessité productiviste. Les objets quotidiens, retravaillés, renouvelés, deviennent un nouveau bastion à prendre. Des pièces de mobilier sont imaginées « utiles » pour le peuple, propres à leur façonner de nouvelles conditions d’existence. Demeurant souvent à l’état de prototype, elles sont réutilisées sur d’autres productions artistiques, exception faite pour les imprimés textiles à motifs géométriques de Popova ou Stepanova qui font l’objet d’une production industrielle.

Rodtchenko et son épouse, l’artiste Varvara Stepanova. Wikipédia

Ainsi, le productivisme investit, avec plus ou moins de succès tous les arts et tous les lieux. Mais parfois, les formes les plus originales sont aussi celles qui vont s’avérer être les plus dangereuses.

Car comment ne pas évoquer ici les photo-montages, impulsés par Gustav Klucis, qui étaient peut-être le mode d’expression le plus original de cette période, mais qui deviendra aussi la forme technique dont le pouvoir va réussir à s’emparer le plus aisément pour sa propagande ? Sombre symbole de ce revirement, Klucis fut condamné à mort par une commission du NKVD le 11 février 1938 pour « participation à une organisation terroriste nationaliste contre-révolutionnaire », et exécuté le 26 février 1938.

La vie rêvée dans l’art : Vers le réalisme socialiste

Gustav Klutsis, L’URSS est la brigade de choc du prolétariat du monde entier, Collection du musée national des Arts de Lettonie. Twgram

1929 : Staline a tous les pouvoirs en main. Tout s’accélère. La répression des artistes productivistes – désormais catalogués « formalistes bourgeois » – est décrétée. Et surtout, paradoxe absolu, l’art se normalise. Un formalisme nouveau est imposé par un groupe d’artistes modernistes, majoritairement issus de la Société des peintres de chevalet à Moscou et du Cercle des artistes à Leningrad. Désormais, les expérimentations n’ont plus leur place. Désormais, une codification va être imposée. Désormais, la ligne est claire : la fin du pluralisme a sonné et la figuration demeure seule forme admise, car considérée comme « le plus apte à pénétrer les masses et à leur présenter les modèles du nouvel homme social. »

Désormais, les corps ne sont plus qu’athlétiques, comme sur les photographies de Rodtchenko ou les peintures de Deïneka et Samokhvalov.

Désormais l’architecture fait volte-face vers un classicisme russe à 1 000 lieues des essais constructivistes. L’heure n’est plus aux essais, mais à l’efficacité au service du régime. Apparat et monumentalité dominent les nouveaux bâtiments. Haussmann n’est plus très loin…

Désormais, peinture et littérature se peuplent de héros enthousiastes et décidés, portés par une foi absolue en un avenir radieux.

Désormais, le travail ouvrier est mis au centre des idéaux.

Désormais, les tableaux ne reflètent plus que des visages joyeux, portés par une confiance aveugle en ce nouveau régime. Si prometteur…

Alexandre Deïneka, Donbass, La pause déjeuner, 1935. Huile sur toile. Musée national des Beaux-Arts de Lettonie

Toujours plus rouges et, donc en creux, toujours plus sombres, mêmes si ces images si kitsch à nos yeux d’aujourd’hui, semblent heureuses, peut-on vraiment considérer que les dernières œuvres de l’exposition soient encore de l’art ? Complètement assujettis au pouvoir d’État, clichés positifs d’une idéologie élevée au rang de mythe, ils prêteraient presque à sourire si l’histoire qui les avait engendrées n’avait été aussi sanglante. La propagande stalinienne était bien en marche. Rien ne pouvait plus l’arrêter.

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