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Comment les contes parlent de handicap aux enfants

Derrière le merveilleux des péripéties de leurs héros, les contes peuvent interroger la différence et l'intégration sociale. Shutterstock

Les contes de fées, qui sont réputés s’adresser aux enfants, évoquent a priori un univers merveilleux et la plupart d’entre eux s’achèvent sur un dénouement heureux ou estimé tel. Les pérégrinations des héros ont cependant pour objectif d’éduquer les jeunes lecteurs en les aidant à découvrir le monde social et le monde naturel. Ils n’évitent donc pas la confrontation avec le danger, le Mal, la faute. L’ univers des contes inclut donc la trahison, la jalousie, l’égoïsme ou la cruauté ; il donne à voir la pauvreté, la violence, la mort.

Pour autant, on imagine plus difficilement qu’il puisse être question dans les contes de ce que nous appelons aujourd’hui « handicap ». Et pourtant, même si le terme n’est pas attesté au XVIIe siècle, à l’époque des Contes ou histoires du temps passé de Charles Perrault (1697), et s’il n’apparaît pas en tant que tel dans les textes, l’infirmité, qu’elle soit physique ou mentale, est régulièrement représentée dans ces histoires qui en disent long sur la réception du handicap, voire sur la façon dont se construit l’image de la personne handicapée au sein de la famille et, plus largement, de la société.

Le Petit Poucet

Par exemple, le Petit Poucet, dans le conte du même nom de Charles Perrault, se démarque de ses six frères car il « était fort délicat et ne disait mot ». Or, cette faiblesse physique doublée de mutisme est interprétée comme une déficience : « prenant pour bêtise ce qui était une marque de la bonté de son esprit », ses proches – frères et parents – le rejettent et il devient « le souffre-douleur de la maison ».

La réaction de la famille reflète de façon très claire le phénomène de dépréciation et de rejet qui se retrouve à l’échelle de sociétés promptes à condamner celui ou celle que l’on soupçonne d’une non-fonctionnalité.

Dans la réécriture en vers qu’elle propose du conte en 2007, Sylvie Nève (Poème du petit Poucet, éditions Trouvères et compagnie) rend ce phénomène plus explicite encore :

L’enfant si petit/se taisait tant :
avait-il un cheveu sur la langue
un souffle au cœur ?
Un pied-bot peut-être ?

Elle dénonce d’emblée le jugement hâtif des proches qui stigmatisent ainsi celui que ses propres parents ont choisi d’appeler « petit Poucet », ce qui est une façon de mettre en évidence ce qui est perçu comme une marque d’infériorité.

On pourra objecter que dans ce conte le personnage, certes plus petit que de raison, ne souffre d’un handicap qu’en apparence. Car, comme l’explique encore Sylvie Nève : « L’enfant si petit parlait peu/c’est qu’il écoutait beaucoup ». Mais la fausseté du jugement porté sur l’enfant et le manque de confiance dont il souffre participent d’un processus de dévalorisation et d’exclusion très révélateur de la représentation que se fait une société non inclusive du handicap.

Les Ailes de courage

À la fin du XIXe siècle, lorsque George Sand décide d’écrire des contes pour ses petites-filles Aurore et Gabrielle, elle s’engage à leur apprendre grâce au filtre de ces récits merveilleux « des choses vraies que tout le monde ne sait pas ». « Choses » de la nature, certes, mais aussi « choses » de la vie, dont font partie le regard de l’autre et les obstacles imposés aux plus démunis. Le conte Les Ailes de courage, qui mériterait d’être plus connu, est ainsi l’histoire du dénommé Clopinet. On comprend aussitôt que cet autre enfant porte un nom lui aussi stigmatisant : dans toute la fratrie de cette famille de riches paysans du pays d’Auge, celui « qu’on appelait Clopinet » se distingue par « sa boiterie ».

Bien qu’elle ne soit guère invalidante, elle fait de lui un objet de reproches, comme le révèle la parole du père : « tu ne sais pas marcher et tu as peur de tout ». Et cette parole induit une exclusion : le père interdit à Clopinet de réaliser son rêve et de devenir marin en le faisant passer pour « malingre » et « poltron ».

Au lieu de quoi il l’oblige à se faire embaucher par un tailleur monstrueux, le dénommé « Tire-à-gauche », un magnifique personnage de conte, proche du fantastique tant il est difforme, mais dont la description « épouvantable » a pour objectif d’amplifier la représentation que l’enfant a de son propre corps.

En effet, cet homme « bossu des deux épaules, louche des deux yeux, boiteux des deux jambes », entraîne Clopinet loin de son foyer et de ses rêves en « le plantant sur sa bosse de derrière et lui serrant les jambes […] sur sa bosse de devant ». Comment mieux représenter la monstruosité à laquelle est assimilé l’enfant ? Cette image effrayante, encore redoublée par l’animal du tailleur, un âne « aussi petit, aussi laid et aussi boiteux » que son maître, donne forme à la vision de Clopinet, qui résulte de ce que les discours dévalorisants projetés sur lui ont créé.

Si Tire-à-gauche menace le jeune garçon de lui couper la langue avec ses ciseaux, c’est pour signifier l’impossibilité de se libérer des représentations dépréciatives dont le petit sujet est victime.

Hans mon hérisson

Le thème de la monstruosité et celui de l’animalité, fréquents dans les contes et source d’émotions vives, peuvent ainsi servir une réflexion sur le handicap. C’est ce que faisaient déjà les frères Grimm dans certains de leurs contes comme Hans-mon-hérisson, peu connu en France, qui raconte l’histoire d’une naissance jugée inacceptable : celle d’un nourrisson moitié garçon moitié hérisson – hybride et monstrueux donc – et que ses parents, là encore, choisissent (peut-être inconsciemment) d’exclure en l’affublant d’un nom qui le marginalise.

Ce conte a fait l’objet d’études intéressantes dans le cadre des « Disability Studies » ; Ann Schmiesing en particulier en a donné une belle lecture, qui montre les différents mécanismes par lesquels la famille et la société tout entière jugent l’enfant défavorisé inapte à s’intégrer à un milieu productif ou créatif. Dans le conte, Hans est relégué derrière le poêle, jusqu’au jour où il choisit de s’exiler dans les bois, c’est-à-dire dans la nature où sa difformité passera inaperçue.

Ces trois exemples sont très révélateurs du processus de construction d’une certaine image de la personne handicapée et des limites qu’elle impose. Mais les contes offrent un espace propice à l’évolution des personnages stigmatisés. Dans le cas du petit Poucet, qui est celui grâce à qui sont finalement sauvés ses frères, c’est la moralité qui se charge d’énoncer de façon pour une fois univoque la leçon de l’histoire :

On ne s’afflige point d’avoir beaucoup d’enfants,
Quand ils sont tous beaux, bien faits et bien grands,
Et d’un extérieur qui brille ;
Mais si l’un d’eux est faible ou ne dit mot,
On le méprise, on le raille, on le pille ;
Quelquefois cependant c’est ce petit marmot
Qui fera le bonheur de toute la famille.

Merveilleux et réalité

Ceci dit, les récits, s’ils font le choix de mettre en évidence les compétences de ces sujets, peuvent préserver une certaine ambiguïté, qui contourne la dimension trop idéaliste (et donc guère crédible) de certains dénouements.

Hans peut s’adonner à son amour pour la musique dans la forêt, où il joue de la cornemuse tout en gardant un troupeau. Cette faculté, qui le distingue, peut s’épanouir en toute liberté dans la nature. Si des compétences, voire des dons, sont donc bien reconnus au personnage et valorisés en tant que tels dans ce cas précis, on voit que l’insertion sociale reste problématique. Ce n’est qu’au dénouement qu’il est donné au personnage d’épouser une princesse et de se transformer le soir des noces en un « beau jeune homme », qui a quitté et jeté au feu sa peau de hérisson.

Mais, comme l’explique Ann Schmiesing, ce choix certes adapté au conte, où la métamorphose est quasi constitutive du genre, pose plus de questions qu’il n’en résout car c’est suggérer que seul l’aspect de la normalité permettra au couple de vivre en société. En ce sens, le conte ouvre tout un questionnement sur le concept d’intégration.

Le cas de Clopinet est tout aussi intéressant, quoique pour d’autres raisons. Le jeune garçon parvient à s’échapper, à survivre par ses propres moyens tout en découvrant son environnement et réalise son rêve en devenant naturaliste et en faisant le tour du monde, ce qui lui permet d’oublier son infirmité qui disparaît comme par magie, mais se manifeste de nouveau à la fin de cette longue histoire, au moment de la vieillesse.

Parvenir à se réaliser effacerait ainsi les handicaps du sujet – ce qui signifie à la fois qu’il importe de se dégager des représentations invalidantes projetées par la société pour développer ses compétences propres et que cette possibilité décuple les capacités du sujet, sans pour autant verser dans la pure utopie d’une disparition de la réalité et de la conscience du handicap. Bien des contes se prêtent à une telle lecture pour peu que l’on soit sensible aux détails.

Andersen aborde lui aussi ce sujet sensible de façon subtile. Il faudrait se demander pourquoi « L’intrépide soldat de plomb », à qui il manque une jambe, est placé sur le rebord de la fenêtre et pourquoi, une fois retrouvé après sa chute, « tout à coup un petit garçon le prit, et le jeta au feu sans la moindre raison », comme en réponse à un terrible réflexe d’exclusion d’ordre social.

Et il faudrait de même, par exemple, interroger le comportement du Prince qui refuse de reconnaître en la petite sirène, belle mais privée de ses pieds – le texte insiste sur ce point – celle qui l’a sauvé, même après qu’elle s’est métamorphosée pour lui plaire.

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