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Comment les plates-formes mettent la main sur le développement touristique des territoires

La France espère dépasser la barre des 100 millions de visiteurs en 2020. Paul Wishart / Shutterstock

En 2018, la France était encore le pays le plus visité au monde, avec près de 90 millions de visiteurs qui ont généré plus de 56 milliards de recettes, a annoncé le conseil interministériel du tourisme en mai dernier. La fréquentation a augmenté de 3 % en un an, ce qui rapproche l’hexagone de son objectif de 100 millions de visiteurs en 2020.

On peut se féliciter de ces chiffres et de cette place de numéro 1 mondial mais compter les têtes, ou bien calculer les recettes, restent les manières traditionnelles d’appréhender le tourisme, que ce soit au niveau régional ou national. À trop se focaliser sur ces indicateurs, les professionnels du tourisme comme les institutions risquent de passer à côté de certains éléments qui pourraient pourtant être décisifs à l’heure où la concurrence mondiale se renforce, en particulier une compréhension fine du comportement du visiteur à destination.

Aujourd’hui, les stratégies de nos instances officielles (offices de tourisme, agences départementales et comités régionaux) consistent principalement à communiquer pour attirer ou renforcer un flux de visiteurs vers leur destination, notamment au travers de campagnes de branding (travail sur l’identité de la ville en tant que marque). Ces actions se situent dans le prolongement de leurs missions historiques de visibilité, d’information et d’accueil.

Mais ces initiatives concernent généralement des destinations aux délimitations administratives, sans grande signification : les pèlerins sur les chemins de Compostelle traversent communes, départements et frontières, et les touristes chinois visitent lors d’un même séjour châteaux du bordelais et chais de Cognac.

« Only Lyon », exemple de marque créée pour faire rayonner la deuxième ville française et attirer les visiteurs. Eigenes Werk/Wikimedia, CC BY

Décisions libres et impromptues

Si les institutionnels disposent d’informations riches sur leur offre (hébergement, restauration, transports, attractions, etc.), ils n’analysent que très rarement le processus de décision du touriste à destination. C’est pourtant un enjeu important, le touriste de loisirs se définissant par sa disposition à prendre librement et de façon impromptue des décisions quant à son séjour.

Pour renforcer cette connaissance, les chercheurs de l’Université de Saint-Gall (Suisse) ont développé une méthode consistant à analyser les parcours des visiteurs à destination, en fonction de leurs goûts et de leurs contraintes. Discutant les actions des institutionnels du tourisme dont l’objectif reste avant tout le nombre de visiteurs, ces chercheurs s’attachent davantage à comprendre les raisons de leur présence dans la zone touristique et ce qui va déterminer le choix de leurs étapes tout au long de leur circuit.

Le comportement du touriste est en effet un processus d’ajustement interactif et dynamique, qui dépend du contexte (situation vécue à destination, météo, transports, etc.) ou encore de stimulations émanant de sources multiples : référents (avis en ligne, résidents, etc.), personnels de contact (hôtel, restaurant), institutionnels (office de tourisme), enseignes (cinéma, musée), voire une éventuelle familiarité vis-à-vis de la destination…

Ainsi, pour un touriste de loisirs séjournant pendant 10 jours à destination avec un budget restreint, le processus décisionnel à destination peut être représenté comme suit :

Modèle décisionnel en cascade. Adapté de Moore et coll., 2012

Dans ce schéma, si certaines décisions sont prises avant l’arrivée à destination (itinéraire, hébergement), celles prises à destination sont moins susceptibles d’être influencées par des recommandations via Tripadvisor ou un office de tourisme. En effet, le budget limité du touriste étudié dans cet exemple ne le rend que peu sensible aux stimulations sur place.

L’on mesure ici à quel point les enjeux de l’industrie touristique française semblent mal compris par nos gouvernants : il est plus commode de chercher année après année à dépasser son propre record de nombre de visiteurs, plutôt que de tenter de comprendre les mécanismes de choix et de comportements des touristes à destination.

Le volume plus que le prix

Cet aveuglement n’a pas échappé aux leaders mondiaux du commerce touristique, qu’il s’agisse d’agences de voyages en ligne (ou OTA, pour online travel agency, comme Booking.com et Expedia) ou de plates-formes communautaires (Airbnb) : ces acteurs majeurs de l’industrie, en champions de la donnée massive, compilent, agrègent, analysent et modélisent les préférences des touristiques, de manière à pouvoir leur proposer beaucoup plus qu’un hébergement : une expérience.

Ils agissent en quelque sorte comme un « cheval de Troie » sur les territoires. Certes, il y a la clé la promesse d’accroître considérablement la visibilité des destinations, donc le nombre de visiteurs (et incidemment le volume de commissions payables aux plates-formes), mais c’est un élément qui illustre bien leur volonté de s’investir (à moindre coût) dans les stratégies historiques de visibilité et d’information des institutionnels.

Ces acteurs mondiaux, à la capitalisation boursière sans équivalent (ainsi, le groupe Booking Holdings, maison mère de Booking.com, valait en bourse 77 milliards de dollars le 11 juin 2019 ; Marriott International, le premier groupe hôtelier au monde, et détenteur de plusieurs milliers d’établissements, ne valait quant à lui à la même date, que 44 milliards de dollars.), suivent un modèle économique de distributeur, c’est-à-dire que leur revenu est une commission prélevée sur des flux d’échanges entre offreurs et demandeurs. Plutôt qu’un prix de vente élevé (d’une chambre, etc.), c’est le volume élevé d’échange qui leur est essentiel.

Dans cette optique, une plate-forme comme Booking va par exemple débourser des sommes considérables en publicité, près de 30 % de son chiffre d’affaires, dont une partie auprès de Google, ce qui permet à ses offres d’être aujourd’hui mieux référencées que celles des hôteliers eux-mêmes !

L’intérêt des hôteliers n’est pas garanti

Les indépendants (70 % des hôteliers en France) ont de leur côté tendance à s’accommoder de l’entrée des plates-formes dans le champ de leur activité car ils trouvent un intérêt à externaliser la stratégie de distribution, quitte à laisser le soin aux plates-formes de capter une partie de la valeur. Un hôtelier doit en effet décider à quel prix proposer ses chambres pour chaque date possible de réservation : il doit pour cela extrapoler dans le futur sa performance passée (prix moyen de vente et proportion des chambres non louées), observer le prix fixé par ses concurrents, et surveiller les réactions de la clientèle en réponse aux prix proposés… La charge cognitive que représente ce travail pour l’hôtelier est particulièrement lourde, d’autant plus qu’il préférera se concentrer dans son activité sur l’accueil client plus que sur sa stratégie numérique. Or, ces plates-formes vont mettre à disposition des indépendants des outils clés en main pour alléger justement cette charge cognitive.

Dans ce contexte, leur relation peut être éclairée par le cadre d’analyse initialement développé en finance, appelé « relation principal-agent ». L’hôtelier – le principal – s’en remet à un agent pour la collecte et l’analyse de données relatives au marché, aux concurrents et à la destination. Dans le cas où l’agent est un distributeur, le fait qu’il dispose de plus d’informations que le principal – stratégies de prix des concurrents et sur le niveau de demande sur la destination – ne garantit pas qu’il agisse dans son intérêt. Autrement dit, dans le cas du tourisme, les plates-formes ne sont pas forcément les meilleurs alliés des hôteliers.

L’institutionnel a donc aujourd’hui l’opportunité de devenir un véritable arbitre « tiers de confiance », aux intérêts convergents avec ceux des acteurs économiques de la destination : fidélisation des visiteurs, optimisation du panier moyen, diffusion des flux sur l’ensemble de la destination, etc. C’est le chemin emboîté par exemple par l’agence départementale Charentes-Tourisme qui déploie depuis un an une initiative unique, appelée « Revenue management de destination » (RMD).

Gallic Guyot, directeur exécutif de Charentes Tourisme, évoque le déploiement du Programme Revenue Management (C&L Associés, mai 2019).

Adossée à un logiciel d’aide à la décision déployé auprès des hébergeurs (campings, hôtels), il s’agit d’agréger à l’échelle de la destination de la donnée massive (taux d’occupation, prix moyen) pour fournir aux acteurs du tourisme des recommandations de stratégie servant véritablement leur intérêt… La donnée massive agrégée par l’institutionnel de la destination lui permet également de véritablement piloter la destination : ajouter des événements en période de faible fréquentation, optimiser l’offre d’infrastructures… et veiller à ce que les revenus du tourisme demeurent sur le territoire, plutôt que d’être captés par une plate-forme étrangère, pour permettre localement prospérité et emploi.

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