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Comment partager le savoir à l’ère du numérique ?

Les progrès du numérique ont bouleversé le rapport des chercheurs aux médias, créant par là de nouvelles pratiques. Obsweb/Flickr, Author provided

Cet article a été rédigé par des étudiants du master Journalisme et médias numériques de Metz sous la supervision de Loïc Ballarini.

The Conversation France souffle sa première bougie. À cette occasion, des chercheurs de l’Université de Lorraine ont interrogé les enjeux de l’écriture et de la publication en ligne lors d’une journée d’études intitulée « Pratiques d’écriture et de réécriture à l’interface des sciences et du journalisme », organisée le 21 septembre à Nancy par le Centre de recherches sur les médiations (Crem).

Les pratiques de communication scientifique et d’écriture de la recherche évoluent. Ce nouveau rapport des chercheurs à la parole dans l’espace public s’explique par une conjugaison de facteurs contextuels. Tout d’abord, l’espace de publication de la recherche s’est considérablement élargi et diversifié avec l’entrée de nouveaux outils et services. Ensuite, la demande sociale à voir s’exprimer de nombreuses voix avec lesquelles interagir a été réévaluée. Enfin, les politiques de recherche ont été réorientées par des recommandations à produire plus et mieux.

Dès lors émergent des contraintes de temps et de format, partagées à la fois par les chercheurs et les journalistes. Le temps disponible pour rédiger, publier et communiquer se resserre, aspirant les chercheurs dans le phénomène d’accélération décrit par Hartmut Rosa. D’un travail de publication, le chercheur passe à un travail de « publicisation », comme le dénomme Anne Piponnier. Il ne s’agit plus seulement pour lui de produire un article ou un ouvrage – comme on le lui a toujours demandé –, mais également d’en accompagner la sortie. Il convient aussi de créer les conditions pour susciter l’attention autour de cette parution et de veiller à sa réception active – par le biais des nouveaux services de lecture, de commentaires et d’échanges qui s’adressent à des publics diversifiés.

Une vitrine pour la recherche française

The Conversation fait partie de ces nouveautés journalistiques qui représentent une opportunité et un outil pour faire vivre l’idéal du partage des connaissances, comme l’exprime Claude Poissenot. Ce nouveau format d’information s’appuie sur la recherche et la narration. Il permet d’augmenter l’audience et de la mesurer, lui apportant une nouvelle légitimité. Le chercheur qualifie de « stimulants » ce sentiment de liberté et cette façon d’atteindre d’autres publics en leur donnant un éclairage sur ses recherches, ou en réagissant à un événement en se saisissant de questions vives de l’actualité.

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Grâce à l’expertise de spécialistes, The Conversation décrypte l’actualité, ce qui a priori pourrait heurter la logique universitaire. Selon Bernard Heizmann, le récit semble parfois étranger à la démarche scientifique. Toutefois, il constate que les chercheurs acceptent et réfléchissent de plus en plus à la dimension narrative de l’écriture de recherche. Lors d’une phase expérimentale, le récit permet de mettre en ordre des éléments diffus, et sert tout d’abord à la communication entre chercheurs. De la même manière, pour convaincre le grand public de la qualité de leurs travaux, des chercheurs sont passés par le récit pour expliquer comment s’est déroulée la publication d’un article.

Dans le cas de la vulgarisation, l’usage massif de ce type de narration peut être attractif pour le grand public et convoquer des sentiments d’empathie, de connivence, et même un certain suspense. Un récit sert aussi à mettre en lumière l’intérêt du travail mené, par un effet retour sur la vie quotidienne du citoyen. Il se mue alors en support d’information, grâce auquel on peut mettre en avant des éléments qu’on pense être utiles au public.

Retour aux formats longs

Parallèlement à ce mouvement de relégitimation du récit dans l’écriture scientifique, « la formule de l’écriture journalistique longue ne demande qu’à regagner du terrain. Cela peut sembler étrange à l’heure de Twitter, de la réaction immédiate et du régime dit de fast news », estime Audrey Alvès. Les années 2000 ont vu se développer le journalisme narratif : face à l’accélération du rythme de l’information, une partie de la profession réagit en proposant des formats plus longs, reprenant des codes de la littérature. L’objectif est de prendre le temps de la réflexion, comme un écho aux grands reporters des années 1930, une des inspirations de ce courant.

Mais le journalisme narratif puise aussi ses racines dans trois autres mouvements historiques. Le new journalism impulsé par Tom Wolfe dans les années 1960, la pratique du gonzo, incarnée par Hunter S. Thompson, ainsi que le slow journalism initié plus récemment en Allemagne, constituent, pour la chercheuse, les autres grandes sources d’inspiration du genre. L’intérêt des lecteurs pour les mooks (magazines+books) ou les revues donnant leur place aux formats longs serait, pour Audrey Alvès, révélateur d’un retour du narratif dans l’écriture journalistique, les indicateurs d’une résurgence de la littérature du réel.

En ce qui concerne l’écriture scientifique, Anne Piponner estime que l’insertion du fait narratif dans le régime d’écriture – au sens large : texte, image, film, etc. – peut être identifiée dans la façon de donner à voir, à entendre, à lire un énoncé de recherche. Ce qui fait la particularité de cette insertion, c’est qu’elle s’accompagne de médiations qui s’appuient sur le registre narratif pour attester de sa légitimité et appuyer les propos. Un changement radical s’est opéré dans les pratiques et les postures des chercheurs : alors que le « je » était considéré comme impoli, l’espace médiatique de la recherche offre à ce « je » une nouvelle tribune, que ce soit dans les blogs de chercheurs, les avant-propos d’ouvrages, le ton de certaines communications scientifiques, etc.

La recherche au cœur de la narration médiatique

Les marques énonciatives sont particulièrement visibles aux deux extrémités de la trajectoire du chercheur, où elles vont se renforcer : d’abord en début de carrière – doctorants, jeunes chercheurs –, et en fin de carrière – tentation de l’autobiographie, du récit de son parcours, ses difficultés, ses réussites. Pour un jeune chercheur, c’est une façon de se socialiser dans un monde d’une part plus ouvert, d’autre part plus contraignant en matière de place à occuper et de visibilité. Les régimes d’écriture scientifique ont de plus en plus recours à des bribes de récit personnel, inscrites dans le raisonnement scientifique. Pour le monde de la recherche, la nouveauté réside dans son inscription au cœur de la narration médiatique, au même titre que d’autres sphères de l’activité sociale.

Le rapport entre universitaires et numérique commence par l’usage d’outils personnels, similaires à ceux adoptés par les journalistes : Google, Facebook, Twitter, LinkedIn, YouTube, blogs, etc. Pour Arnaud Mercier, les réseaux socionumériques font partie intégrante de l’écosystème de l’information. Si les journalistes ont dû prendre en considération cette évolution des pratiques, il est à noter qu’ils ont investi Twitter très rapidement et massivement. Les professionnels de l’information ont associé ce réseau social à un espace de liberté. Ils ont alors développé ce qu’Arnaud Mercier nomme « l’identwité » : l’image de soi partagée sur les comptes Twitter afin de se mettre en scène. On remarque notamment la forte présence d’images représentant un espace géographique ou une étendue large et ouverte, qui connotent la liberté et la libération. Nuages, ciels, mers, routes, paysages… Les images utilisées par les journalistes sont autant de façons de se raconter, en livrant un sentiment d’infini et d’évasion.

Islam Abdelouali, Léa-Océane Lallemant, Diane Frances et Paul Véronique.

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