Avec son amour invétéré pour les productions populaires, parfois à très petit budget, il s’est constitué une véritable encyclopédie de références tant techniques que scénaristiques, pour créer des œuvres désormais adoubées : Quentin Tarantino est la preuve vivante que les nerds d’hier sont peut-être les intellectuels d’aujourd’hui.
Mais la filmographie de Tarantino ne se limite pas à un jeu autour des genres et des références. Dans chacun de ses films, il crée un rapport tout particulier à deux grandes notions traitées dans le diptyque Cinéma de Gilles Deleuze : le temps et l’espace. Nous parlerons ici de son rapport au temps, avant d’aborder dans un autre article la façon dont il envisage l’espace.
Les flashbacks et la caractérisation des personnages
Tous les films de Quentin Tarantino comportent des flashbacks permettant de mettre en avant à la fois des passages précis de la vie des personnages, mais aussi des éléments passés du récit. L’une des mises en abîme les plus singulières apparaît dans son premier long métrage, Reservoir Dogs (1992), dans lequel un policier infiltré apprend avec un collègue à jouer les gangsters pour se faire accepter par le gang qu’il doit espionner. Alors qu’il invente une anecdote de toutes pièces (une rencontre improbable avec des douaniers dans les toilettes d’un aéroport tandis qu’il transporte de la marijuana), le flashback fictif se mélange avec la narration. La voix off de Freddy Newandyke alias M. Orange devient la voix in, un travelling circulaire présentant le personnage racontant son anecdote non plus à son collègue mais bien au groupe de policiers auquel il fait face.
Dans Once Upon a Time… in Hollywood, Quentin Tarantino joue à nouveau sur le lien ténu entre réalité et fiction en présentant lors d’un long plan-séquence le tournage d’un western dans lequel joue Rick Dalton, grimé en hors-la-loi du Far West. Aucune équipe technique n’est visible à l’écran alors même que cette scène est censée se dérouler lors d’un tournage. Les joutes verbales s’enchaînent, comme si les spectateurs visionnaient véritablement le film dans le film… jusqu’à ce que le personnage incarné par DiCaprio brise l’illusion en oubliant une réplique et en demandant à refaire la prise. Chez Tarantino, l’imaginaire et la temporalité sont étroitement liés pour créer, à l’écran, un véritable jeu métaleptique afin de mettre en avant les thématiques de ses récits, la première étant qu’un film demeure avant tout une fiction. S’il n’est pas forcément le premier à le faire, le cinéaste opère des variantes sur ce procédé au fur et à mesure de ses œuvres.
Chronologie et déconstruction ostentatoire
L’une des marques de fabrique du cinéma de Tarantino est sa volonté, dans certains films, de développer son récit à travers des séquences montées dans un ordre qui ne respecte pas la chronologie des événements. Ce procédé semble avoir une vocation relativement simple : le résultat de l’action n’est pas une finalité en soi, c’est ce qui amène à ce résultat qui mérite d’être développé.
Ainsi, impossible de craindre une hypothétique mort de Vincent Vega lors du braquage du coffee shop dans le dernier acte de Pulp Fiction car les spectateurs ont vu ce même personnage être abattu un peu plus tôt dans le film, au cours d’un face à face se déroulant ultérieurement en terme de chronologie.
Lorsque Black Mamba exécute Vernita Green au début de Kill Bill, Volume 1, on remarque qu’elle a vaincu O-Ren Ishii dont le nom est déjà rayé sur sa liste, alors que cet affrontement constitue le climax de ce premier opus. Cette façon de désamorcer la tension en dévoilant des éléments déterminants du récit avant même de les mettre en scène révèle une caractéristique de ce cinéma : la volonté de relever le défi du suspense alors même que l’issue de la situation est déjà connue de tous.
Uchronie et joies invisibles
Inglourious Basterds (2009) et Once Upon a Time… in Hollywood (2019) sont deux films historiques qui s’achèvent en uchronies. Dans le premier, le commando d’Aldo Rain abat le noyau dur du Troisième Reich et précipite la fin de la Seconde Guerre mondiale. Dans le second, les deux antihéros massacrent les adeptes de Manson avant qu’ils ne parviennent à s’introduire chez le couple Tate/Polanski – empêchant qu’ils ne commettent l’irréparable. Si l’uchronie, dans le monde de la science-fiction littéraire, est souvent utilisée comme fondement du récit pour créer un monde alternatif, comme The Man in the High Castle de Philip K. Dick qui débute par la victoire de l’Allemagne nazie conduisant à une dictature mondiale, ces deux films de Tarantino n’y ont recours que dans leur tout dernier acte.
De fait, le réalisateur laisse les spectateurs fantasmer le monde alternatif qu’il se contente de suggérer. Si les deux films utilisent la formule consacrée « il était une fois » (« Il était une fois dans une France occupée par les nazis » en ouverture d’Inglorious Basterds et « Il était une fois… à Hollywood » en clôture de l’œuvre éponyme), c’est bien pour souligner leur dimension purement fictionnelle.
Mais Tarantino va plus loin. Dans Once Upon a Time… in Hollywood, il laisse entendre que l’histoire ne commence véritablement qu’à sa toute fin : la vie rêvée de Sharon Tate, de ses amis et de Roman Polanski forme la suite logique des événements décrits tout au long du film. Les idylles avortées de Vincent Vega et Mia Wallace dans Pulp Fiction ou de Cliff Booth et Pussycat dans Once Upon a Time… le prouvent : les histoires heureuses, chez le cinéaste, ne sont jamais montrées.