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Le capitaine Koons (Christopher Walken) remettant au jeune Butch Coolidge la montre en or de son père, disparu lors de la guerre du Vietnam. Un artefact précieux au coeur de l'une des nombreuses intrigues de Pulp Fiction (A Band Apart)

Comment Quentin Tarantino se joue des contraintes temporelles

Avec son amour invétéré pour les productions populaires, parfois à très petit budget, il s’est constitué une véritable encyclopédie de références tant techniques que scénaristiques, pour créer des œuvres désormais adoubées : Quentin Tarantino est la preuve vivante que les nerds d’hier sont peut-être les intellectuels d’aujourd’hui.

Mais la filmographie de Tarantino ne se limite pas à un jeu autour des genres et des références. Dans chacun de ses films, il crée un rapport tout particulier à deux grandes notions traitées dans le diptyque Cinéma de Gilles Deleuze : le temps et l’espace. Nous parlerons ici de son rapport au temps, avant d’aborder dans un autre article la façon dont il envisage l’espace.

Quentin Tarantino, l’arme au poing, vit par et pour le cinéma. Chacun de ses longs métrages est un tunnel de références qui rappelle sans cesse que son existence en tant qu’artiste est encore et toujours liée à son médium d’expression.

Les flashbacks et la caractérisation des personnages

Tous les films de Quentin Tarantino comportent des flashbacks permettant de mettre en avant à la fois des passages précis de la vie des personnages, mais aussi des éléments passés du récit. L’une des mises en abîme les plus singulières apparaît dans son premier long métrage, Reservoir Dogs (1992), dans lequel un policier infiltré apprend avec un collègue à jouer les gangsters pour se faire accepter par le gang qu’il doit espionner. Alors qu’il invente une anecdote de toutes pièces (une rencontre improbable avec des douaniers dans les toilettes d’un aéroport tandis qu’il transporte de la marijuana), le flashback fictif se mélange avec la narration. La voix off de Freddy Newandyke alias M. Orange devient la voix in, un travelling circulaire présentant le personnage racontant son anecdote non plus à son collègue mais bien au groupe de policiers auquel il fait face.

M. Orange s’invente une vie de gangster… si bien que sa description de la scène, créée de toutes pièces, devient son propre discours alors qu’il est lui-même le personnage central de cette scène supposément passée. Chez Tarantino, les temporalités se mélangent et ce dès son premier film sorti en salles (Reservoir Dogs, 1992).

Dans Once Upon a Time… in Hollywood, Quentin Tarantino joue à nouveau sur le lien ténu entre réalité et fiction en présentant lors d’un long plan-séquence le tournage d’un western dans lequel joue Rick Dalton, grimé en hors-la-loi du Far West. Aucune équipe technique n’est visible à l’écran alors même que cette scène est censée se dérouler lors d’un tournage. Les joutes verbales s’enchaînent, comme si les spectateurs visionnaient véritablement le film dans le film… jusqu’à ce que le personnage incarné par DiCaprio brise l’illusion en oubliant une réplique et en demandant à refaire la prise. Chez Tarantino, l’imaginaire et la temporalité sont étroitement liés pour créer, à l’écran, un véritable jeu métaleptique afin de mettre en avant les thématiques de ses récits, la première étant qu’un film demeure avant tout une fiction. S’il n’est pas forcément le premier à le faire, le cinéaste opère des variantes sur ce procédé au fur et à mesure de ses œuvres.

Dans Once Upon a Time… in Hollywood, de nombreux personnages se retrouvent devant et derrière l’écran, que ce soit au cinéma ou à la télévision. Une façon pour Tarantino de souligner que les arts audiovisuels sont un accès rapide à l’immortalité et que leurs figures échappent totalement au temps qui passe (Columbia Pictures).

Chronologie et déconstruction ostentatoire

L’une des marques de fabrique du cinéma de Tarantino est sa volonté, dans certains films, de développer son récit à travers des séquences montées dans un ordre qui ne respecte pas la chronologie des événements. Ce procédé semble avoir une vocation relativement simple : le résultat de l’action n’est pas une finalité en soi, c’est ce qui amène à ce résultat qui mérite d’être développé.

Ainsi, impossible de craindre une hypothétique mort de Vincent Vega lors du braquage du coffee shop dans le dernier acte de Pulp Fiction car les spectateurs ont vu ce même personnage être abattu un peu plus tôt dans le film, au cours d’un face à face se déroulant ultérieurement en terme de chronologie.

Lorsque Black Mamba exécute Vernita Green au début de Kill Bill, Volume 1, on remarque qu’elle a vaincu O-Ren Ishii dont le nom est déjà rayé sur sa liste, alors que cet affrontement constitue le climax de ce premier opus. Cette façon de désamorcer la tension en dévoilant des éléments déterminants du récit avant même de les mettre en scène révèle une caractéristique de ce cinéma : la volonté de relever le défi du suspense alors même que l’issue de la situation est déjà connue de tous.

Beatrix Kiddo alias Black Mamba, en pleine composition de sa liste vengeresse dans un avion au départ de Tokyo. La scène a lieu au terme du premier opus de Kill Bill, après la mort d’O-Ren Ishii, second antagoniste à mourir à l’écran par le truchement de la déconstruction chronologique de Tarantino (Miramax).

Uchronie et joies invisibles

Inglourious Basterds (2009) et Once Upon a Time… in Hollywood (2019) sont deux films historiques qui s’achèvent en uchronies. Dans le premier, le commando d’Aldo Rain abat le noyau dur du Troisième Reich et précipite la fin de la Seconde Guerre mondiale. Dans le second, les deux antihéros massacrent les adeptes de Manson avant qu’ils ne parviennent à s’introduire chez le couple Tate/Polanski – empêchant qu’ils ne commettent l’irréparable. Si l’uchronie, dans le monde de la science-fiction littéraire, est souvent utilisée comme fondement du récit pour créer un monde alternatif, comme The Man in the High Castle de Philip K. Dick qui débute par la victoire de l’Allemagne nazie conduisant à une dictature mondiale, ces deux films de Tarantino n’y ont recours que dans leur tout dernier acte.

Dans Inglorious Basterds, un commando de juifs américains débarque en France pour régler leurs comptes à Hitler et les hauts dignitaires du Troisième Reich, histoire d’en finir avec la Guerre. Si le postulat de base semble peine perdue pour les spectateurs avides d’historicité, le final du long métrage se joue des conventions et propose une uchronie jouissive sous forme de massacre dans une salle de spectacle en flammes. Hitler meurt mitraillé, le cinéma explose et Tarantino jette ses symboles sur l’écran (Universal Pictures).

De fait, le réalisateur laisse les spectateurs fantasmer le monde alternatif qu’il se contente de suggérer. Si les deux films utilisent la formule consacrée « il était une fois » (« Il était une fois dans une France occupée par les nazis » en ouverture d’Inglorious Basterds et « Il était une fois… à Hollywood » en clôture de l’œuvre éponyme), c’est bien pour souligner leur dimension purement fictionnelle.

Un homme, une femme, une romance… mais rien ne se passe comme prévu. L’histoire de Vincent Vega et de l’épouse de son patron, Mia Wallace, est l’une de ces histoires qui n’ont pas eu lieu mais qui demeurent éternellement présentes dans l’imaginaire collectif (Miramax).

Mais Tarantino va plus loin. Dans Once Upon a Time… in Hollywood, il laisse entendre que l’histoire ne commence véritablement qu’à sa toute fin : la vie rêvée de Sharon Tate, de ses amis et de Roman Polanski forme la suite logique des événements décrits tout au long du film. Les idylles avortées de Vincent Vega et Mia Wallace dans Pulp Fiction ou de Cliff Booth et Pussycat dans Once Upon a Time… le prouvent : les histoires heureuses, chez le cinéaste, ne sont jamais montrées.

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