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Comment se construisent les représentations mentales de notre corps ?

Lubomirkin/Unsplash, FAL

Alors que vous êtes assis devant votre ordinateur pour lire cet article, vos jambes sont probablement sous votre bureau, et pourtant, sans les voir, vous savez exactement comment elles sont positionnées. Et si, pour une raison ou une autre, vous souhaitez vous gratter la tête avec un crayon, vous serez capable de saisir l’objet placé à côté de votre écran, de mobiliser les segments corporels les plus adéquats en localisant parfaitement leurs trajectoires lors de l’exécution du geste. En clair, dans la perception comme dans l’action, les caractéristiques des différentes parties du corps et leurs interactions avec le milieu environnant sont représentées dans le cerveau : c’est ce que l’on appelle le schéma corporel.

Perception et action : un couplage précoce

Lorsque l’enfant se transforme en adolescent, ce schéma corporel évolue, de même que les représentations internes des actions de plus en plus complexes qui sont effectuées, en lien avec la maîtrise progressive des fonctions telles que l’anticipation, l’adaptation et l’inhibition. De fait, construction des représentations nouvelles et réactualisation des plus anciennes constituent deux mécanismes distincts et indispensables aux apprentissages qui jalonnent l’ontogénèse.

C’est dans la perspective plus large de l’exploration du monde environnant, et notamment de la communication entre partenaires sociaux, que s’élabore le répertoire moteur. L’une des caractéristiques essentielles de la motricité est en effet d’autoriser dès la naissance le dialogue entre l’individu et son milieu. Cette interaction est rendue possible grâce au couplage fonctionnel précoce réalisé entre l’environnement perçu, aussi bien physique que social, et l’action engagée pour interagir avec lui.

On sait depuis les années 60 et 70 que la perception visuelle du jeune enfant impacte largement sa motricité. La preuve ? Quand on invite un bébé se déplaçant à quatre pattes sur un support rigide et transparent, à rejoindre les bras tendus de ses parents, le bébé peut s’arrêter net devant l’illusion de la falaise visuelle simulant le sol qui s’abaisse.

La falaise visuelle (en anglais).

Que le jeune enfant soit assis ou debout, un flux visuel, simulant un rapprochement de l’espace devant lui, est traduit par son cerveau comme une chute vers l’avant : il se déstabilise donc lui même en tentant de rétablir son équilibre. Ce couplage précoce entre la perception et l’action – sous-tendu par le système des neurones miroirs qui s’active aussi bien quand le sujet exécute une action que lorsqu’il la voit être exécutée par un tiers – constitue le socle des représentations sensorimotrices indispensables pour agir intentionnellement avec une motricité harmonieuse et adaptée. Ce système est aussi à l’œuvre dans l’imitation, notamment celle qui pousse le nouveau-né à tirer la langue ou arrondir la bouche, du fait des neurones miroirs et du fort couplage entre perception et action.

Un long travail d’élagage

De la naissance à l’âge adulte, le schéma corporel se développe avec l’apprentissage et l’acquisition de nouvelles habiletés motrices. Il est constamment réactualisé à partir des différentes informations sensorielles et notamment visuelles, vestibulaires et proprioceptives. Or si la vision est déterminante dans le développement moteur du jeune enfant, la perception des différentes parties du corps, ou proprioception, s’avère essentielle dans la construction puis la mise à jour du schéma corporel. En effet, le système moteur changeant au cours de la vie (développement, vieillissement, pathologies, adaptation aux milieux extrêmes…), les représentations internes du corps doivent être à même de s’adapter.

Initialement formulé au tout début du XXe siècle, ce concept de schéma corporel a récemment connu un nouvel essor grâce à la multiplication des études menées en neuroimagerie. La connectivité cérébrale, c’est-à-dire l’ensemble des connexions entre différentes régions du cerveau, s’est alors révélée être une dimension incontournable dans l’étude du développement. Notre équipe l’a abordé en s’aidant d’un protocole particulier pour travailler en Imagerie par résonance magnétique fonctionnelle (IRMf) sur l’intégration des informations issues de la proprioception dans l’élaboration du schéma corporel.

Ce protocole s’appuie sur des vibrations appliquées sur des tendons qui permettent d’induire des illusions de mouvement chez une personne parfaitement immobile. Lors d’un examen IRM où il s’agit d’explorer le cerveau, la qualité des enregistrements exige en effet l’absence totale de mouvements de la tête – une véritable gageure chez l’enfant ! Les vibrations à haute fréquence de tendons musculaires de la cheville envoient au cerveau un message d’étirement musculaire du muscle tibial antérieur, compatible avec une flexion plantaire de la cheville. Ainsi, en l’absence de mouvement, nous avons néanmoins pu explorer les représentations du corps en action.

Nous avons travaillé chez des enfants de 7 à 10 ans, des adolescents de 11 à 18 ans et des jeunes adultes de 25 à 40 ans. Nos résultats montrent que s’agissant de l’organisation sensorimotrice, les bases neurales du schéma corporel sont déjà établies à partir de 7 ans. Les représentations internes, sous-tendues par les régions pariétales et frontales, semblent quant à elles nécessiter une maturation plus longue au cours de l’adolescence, voire au-delà. Leur organisation se traduit par une connectivité fonctionnelle d’abord large et diffuse, chez les pré-adolescents, puis de plus en plus ciblée en suivant un principe d’élagage.

Quand anticipation rime avec représentations

Nos gestes et nos actions sont dirigés vers l’avenir, et il y a dans leur contrôle la nécessité de prédire leurs conséquences, pour ne pas menacer l’équilibre de tout le corps et effectuer au besoin des corrections. Or si un tel contrôle est possible, c’est parce que les évènements du quotidien sont gouvernés par des règles et des régularités, que ce soit sur le plan de l’environnement physique (intégration des règles d’inertie ou de gravité), de son propre corps, qui se transforme, ou encore des interactions sociales (codes sociaux). Tout au long de l’ontogénèse, l’enfant va apprendre à les connaître et les intégrer.

Les arguments expérimentaux plaidant en faveur de l’existence de modèles internes prédictifs sont nombreux chez l’adulte. Notre équipe a largement contribué à en apporter des preuves chez l’enfant, et nous tentons désormais de mieux comprendre ce qui lie des fonctions exécutives telles que l’anticipation ou l’apprentissage au développement des représentations du corps en action. Nous avons dans ce but demandé à des volontaires de saisir avec leur main droite un objet posé sur leur avant-bras gauche, comme un garçon de café déchargeant son plateau pour servir son client.

Dans cet exercice, il s’agit d’anticiper les effets de son geste pour maintenir stable l’avant-bras sur lequel est placé l’objet à saisir. En fonction de l’âge du participant, c’est plus ou moins réussi. Nous avons alors cherché à voir s’il était possible de rapporter ces variations de performance à celles de la connectivité cérébrale examinée au repos en IRMf, entre plusieurs réseaux impliqués dans la tâche.

Résultat, la performance de stabilisation posturale semble bien être corrélée avec la connectivité de trois réseaux cérébraux (cingulo-operculaire, fronto-pariétal et somato-sensorimoteur), impliqués dans la tâche de délestage, aussi bien chez l’adulte que chez l’enfant de 8 à 12 ans. En clair, chez l’adulte, meilleur est le couplage entre ces réseaux, plus l’avant-bras est correctement stabilisé. Chez l’enfant, cependant, cette corrélation cerveau-comportement est plus variable, ce qui confirme la lente maturation du contrôle prédictif au cours de l’ontogénèse.

Étudier les capacités d’apprentissage

Mieux appréhender les bases neurales du schéma corporel représente un enjeu capital, tant pour préciser les principes généraux du neurodéveloppement que pour comprendre les troubles auxquels il peut donner lieu au cours de l’enfance et de l’adolescence. Il s’agit notamment de répondre à cette question : les déficits sensorimoteurs repérés chez les enfants ayant des troubles des apprentissages ont-ils un lien avec une modification de la connectivité cérébrale des réseaux impliqués dans la représentation du corps en action ?

S’intéresser aux capacités d’apprentissage est un moyen d’accéder à la formation de nouvelles représentations. Le signal d’erreur entre les conséquences prédites de l’action et ses conséquences sensorielles réelles permet en effet de réactualiser les représentations internes. Et il y a actuellement un consensus qui émerge sur l’existence d’un trouble de ces représentations chez les enfants souffrant de dyspraxie.

Enfin, notre équipe s’est lancé un nouveau défi : interroger directement la qualité des représentations internes anciennes ou nouvellement élaborées au cours du développement, en s’appuyant sur des protocoles d’imagerie motrice dans lesquels le sujet doit imaginer et non réaliser la tâche proposée. Initialement conçu comme un paradigme simple, exportable hors du laboratoire, et pouvant être adapté tant aux tout petits qu’aux adultes, ce travail de recherche pourrait servir de socle à l’élaboration d’un test sur la qualité des représentations du corps en action. Un test absolument nécessaire pour mieux comprendre les troubles des apprentissages et suivre les progrès des rééducations entreprises, et qui fait cruellement défaut dans les outils neuropsychologiques aujourd’hui disponibles.

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