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Comprendre le phénomène des bandes et ses évolutions

Des jeunes et des policiers.
Des jeunes et des policiers, le 12 janvier 2012 au domaine de Bassens dans le nord de Marseille. Gérard Julien/AFP

Le 15 janvier dernier, dans le quartier de Beaugrenelle, à Paris, un adolescent a été violemment agressé par d'autres jeunes. Un passage à tabac dont la vidéo a largement circulé sur les réseaux sociaux. Cette semaine, deux autres rixes meutrières entre bandes ont eu lieu dans l'Essonne.

Cette actualité a de nouveau braqué les projecteurs sur le phénomène des bandes. Un phénomène que j'ai eu l'occasion d'observer lors de mes recherches ethnographiques du début des années 2000 puis lors de collaborations avec des équipes d’éducateurs de la prévention spécialisée, que j’accompagnais en « travail de rue », toujours dans des quartiers prioritaires de la politique de la ville et principalement dans des cités HLM de banlieue, depuis 2006 jusqu'à aujourd'hui. Au cours de ces recherches, j’ai observé un espace public très peu investi par les habitants.

Le contrôle social adulte s'étiole

Au tournant des années 1980-90, François Dubet et Didier Lapeyronnie comparaient le contrôle social adulte dans les quartiers populaires d’une vieille ville ouvrière (Seraing, province de Liège, en Belgique) à celui des nouveaux quartiers de logements sociaux en France :

« La rue était une aire soumise au contrôle diffus des adultes, chaque voisine pouvait ‘jeter un œil’ sur les enfants et surtout, elle se donnait le droit d’intervenir dans ce monde relativement ‘accordé’ par des normes communes. À Seraing encore, les adultes interpellent directement les adolescents qui se livrent à des jeux intempestifs ; chacun connaît les jeunes et ne se prive pas de menacer les plus turbulents d’en parler à leur père’. Ce contrôle social s’étiole dans les nouveaux quartiers. Comment intervenir auprès d’enfants dont on ne connaît pas les parents, dont on souhaite souvent ignorer l’existence et dont on veut se démarquer afin de préserver son image et son quant-à-soi ? Aussi, très vite, les jeunes apparaissent-ils comme des étrangers et comme un groupe plus ou moins menaçant, un groupe dont les réactions sont imprévisibles et face auquel il importe de se protéger. Avec la disparition de la rue, tous les espaces intermédiaires entre le public et le privé s’étiolent. Le privé se replie sur l’appartement qui devient une forteresse, et le public devient hostile. De ce point de vue, les jeunes et les enfants paraissent être les seuls véritables habitants de la cité, les propriétaires des espaces ouverts comme les parkings, les pelouses, les caves et les cages d’escaliers ».

1981 : La vie aux Canibouts à Nanterre | Archive INA.

Ce constat correspond au tournant des années 80. La fragilisation du contrôle social adulte sur les bandes de jeunes n'a cessé, depuis, de s'aggraver dans les quartiers prioritaires de la politique de la ville. La disparition d'une culture ouvrière commune, selon une analyse sociologique devenue classique avec les travaux de Dubet et Lapeyronnie, explique en partie cette évolution.

Jeunesse invisible

Ces jeunes et ces enfants correspondent en réalité à une petite minorité de la jeunesse locale : environ 10 % de la jeunesse masculine de moins de trente ans selon mes enquêtes dans les QPV (quartiers prioritaires de la politique de la ville) de la région parisienne. L’immense majorité de la jeunesse s’avère « invisible » : « Les invisibles se distinguent par leur absence ou leur grande distance par rapport à l’investissement de l’espace de proximité. Les réseaux de sociabilité se font en dehors des connaissances locales », a ainsi montré le sociologue Éric Marlière.

Les jeunes « visibles », c’est-à-dire les 10 % qui utilisent l’espace public de leur quartier comme lieu de vie et non uniquement comme un lieu de passage, bien que minoritaires, se présentent comme les représentants légitimes de « la » jeunesse du quartier.

Des jeunes dans le hall d'un immeuble de la cité de la Grande Borne à Grigny, en juillet 2002.
Des jeunes dans le hall d'un immeuble de la cité de la Grande Borne à Grigny, en juillet 2002.

Dans la rue, ils forment des groupes que les journalistes, les sociologues ou tout simplement les habitants du quartier appellent des « bandes » . Mais la bande ne constitue pas le seul mode juvénile de socialisation. On observe également des petits groupes d’amis, des rencontres aléatoires, des regroupements générationnels.

La bande se différencie du simple groupe de copains du fait de la « ségrégation réciproque » qui s’opère entre elle et son environnement immédiat comme l’observaient Philippe Robert et Pierre Lascoumes dans « Les bandes d’adolescents » : « un double processus se développant en spirale où des perceptions négatives et stéréotypées s’établissent de part et d’autre, renforçant d’un côté la stigmatisation sociale et de l’autre l’adhésion au groupe ». La socialisation en bande est profondément marquée par une recherche de puissance, de confrontation avec les autres jeunes mais aussi avec les adultes et les représentants institutionnels. Le conflit aboutit à la « ségrégation réciproque », sorte de « Guerre froide » miniature.

Développement du trafic de stupéfiants

Mais, en France, les bandes ont bien changé en quelques décennies. La première évolution correspond à l’arrivée de la consommation puis du trafic de stupéfiants , trafic amateur dans un premier temps puis professionnalisé dans un deuxième temps, à partir des années 1980/1990, du moins dans certains QPV.

Le développement du trafic de stupéfiants a professionnalisé différents savoir-faire traditionnels des bandes, en particulier le « capital guerrier » et le contrôle du territoire, en lien avec le capital guerrier.

Drogue: Marseille connection - Reporters 27/06/2013.

Une professionnalisation qui a abouti à l’émergence d’un grand banditisme dans certains quartiers résidentiels qui n’avaient, jusqu’alors, jamais connu un tel niveau d’organisation criminelle. En témoigne l’arrestation de Gaye Yatera à Bobigny au début des années 2000 ou les révélations de Jérôme Pierrat sur les caïds des banlieues françaises.

Le temps dans la bande s'est allongé

Le chômage, la précarité du travail et l’allongement de la scolarité ont entraîné une seconde évolution majeure : la socialisation dans la bande, qui s’arrêtait auparavant avec le service militaire et l’entrée sur le marché du travail entre 18 et 20 ans, dure à présent jusqu’à la trentaine, au moins pour le « noyau dur » des bandes des QPV.

Des bandes de jeunes adultes, parfois transformées en réseaux de trafic, transmettent ainsi aux plus jeunes des savoir-être et savoir-faire liés à des activités délinquantes, voire criminelles, beaucoup plus structurées que celles des « voleurs de mobylette » des années 1960.

Culture transgressive

Enfin, la dernière évolution correspond à l’émergence et la structuration d’une industrie culturelle sans aucune « comparaison possible » avec les modes lancées par les « Apaches », ces premières « bandes de jeunes » du Paris de la Belle-Époque, ou les « Blousons noirs » des années 1950.

Le Petit Journal, 20 octobre 1907 : « L'apache est la plaie de Paris » Auteur inconnu

Cette industrie culturelle médiatise et popularise les codes culturels des bandes délinquantes voire criminelles. Venue principalement des États-Unis, elle a gagné des milliards de dollars en vendant la culture « transgressive » des gangs américains. En témoignent les succès du mythique label de rap américain Death Row Records dans les années 1990.

Dès le milieu du 20ème siècle, le sociologue Robert Merton donnait des pistes pour analyser ces transgressions, dans son ouvrage Éléments de théorie et de méthode sociologique :

« Bien que notre idéologie des classes ouvertes et de la mobilité sociale persiste à le nier, pour ceux qui sont situés au plus bas de la structure sociale, la civilisation impose des exigences contradictoires. D’une part on leur demande d’orienter leur conduite vers la richesse et d’autre part on leur en refuse les moyens légaux. La conséquence de cette incohérence est une proportion élevée de comportements déviants ».

Cette culture transgressive a été popularisée à travers séries, films, jeux vidéo, réseaux sociaux, ou encore clips de gangsta-rap. Au prétexte de la dénoncer, la culture des gangs ou des bandes, quand ce n’est pas celle des mafias, y est souvent glorifiée. Exemples : le jeu vidéo GTA, les clips de Snoop Doggy Dog ou de Booba, les séries comme « La commune » ou « The Wire » et «Gomorra », des films comme « La cité de Dieu »…

Bande-annonce de la première saison de The Wire, une série américaine sur le trafic de drogue à Baltimore, diffusée sur HBO entre 2002 et 2008.

Par ailleurs, un jeune de 15 ans peut aujourd’hui se connecter en permanence aux « histoires de bande » grâce à un simple téléphone portable, là où les jeunes de ma génération attendaient pendant des mois la sortie d’un film comme « La Haine » (Kassovitz, 1995).

Grâce aux réseaux sociaux, il reste également connecté aux conflits, continue de se moquer et d'insulter, de provoquer et d'organiser des rendez-vous ou guet-apens.

Montée en puissance

Il s’agit donc d’une montée en puissance des bandes, à la fois économique et culturelle, rendue possible en raison de la précarisation et la fragmentation économique et culturelle des classes populaires, qui elle-même renvoie aux évolutions économiques et culturelles des sociétés européennes, française en l’occurrence.

En France, cette montée en puissance est liée au marché français gigantesque des stupéfiants, du cannabis en particulier, et à la célébration de la « transgression » par l’industrie culturelle. Avec Jean-Claude Michéa, on interrogera ainsi « la fascination pour le mauvais garçon », pour la « fièvre généreuse du délinquant » comme disait Michel Foucault, et pour une culture libérale-libertaire « qui détermine les conditions symboliques et imaginaires d’un nouveau rapport des sujets à la Loi ».

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