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L’épidémiologie s’intéresse à l’état de santé des populations plutôt qu’à la santé des individus, objet de la médecine clinique. Shutterstock

Comprendre l’épidémiologie

Nous connaissons tous les méfaits du tabac, de l’alcool, d’une alimentation non équilibrée. Nous avons tous été sensibilisés au bénéfice du dépistage de l’hypertension artérielle, de certains cancers, ou de maladies infectieuses comme le SIDA. Mais saviez-vous que, pour pouvoir formuler ces recommandations, des scientifiques et des médecins ont suivi des dizaines de milliers d’individus, pendant plusieurs années ? Sans ces études épidémiologiques, impossible de connaître précisément la répartition des maladies au sein des populations, ou de déterminer quels sont les facteurs qui augmentent le risque de leur survenue.

De fait, l’épidémiologie est au cœur de nombreux débats de société : glyphosate, chlordécone, perturbateurs endocriniens, particules fines, salmonelles, Ebola, autant de termes qui ont fait la une de nos journaux cette année. Mais en quoi consiste, au juste, cette discipline scientifique ?

Avant tout, faire de l’épidémiologie revient à estimer un risque : le risque d’être ou de tomber malade, et son augmentation potentielle, en fonction de certaines caractéristiques comme nos gènes, nos comportements, notre environnement…

Surveiller et modéliser : l’épidémiologie descriptive

L’épidémiologie descriptive surveille les maladies sur le territoire national ou planétaire. Elle détecte des « signaux » : par exemple un début d’épidémie, qui déclenchera l’intervention des équipes d’investigation. Elle est utilisée pour estimer le fardeau de la maladie (le « burden of disease » des Anglo-saxons), afin d’adapter les moyens de prise en charge aux besoins de la population. Enfin, elle permet d’évaluer l’impact des actions de prévention et des actions curatives mises en place par les pouvoirs publics.

Initialement dédiée aux maladies infectieuses, cette surveillance s’est étendue aux maladies chroniques comme les maladies cardio-vasculaires, les cancers ou les maladies neurodégénératives. Elle est réalisée par les agences de sécurité sanitaire, dont Santé Publique France, et repose sur des réseaux de cliniciens, de laboratoires, et des registres. L’épidémiologie descriptive permet aussi de suivre l’impact des politiques menées, et d’identifier les zones de faiblesse, les populations à risque, afin de prioriser les actions.

Grâce à elle, on sait par exemple qu’en France l’espérance de vie à la naissance est de 85 ans pour les femmes, deuxième rang européen derrière l’Espagne, et de 79 ans pour les hommes. Ou encore que plus de la moitié des décès qui surviennent dans notre pays sont dus aux maladies cardio-vasculaires et aux cancers, à peu près à parts égales.

Il est néanmoins des situations où les données n’existent pas encore, notamment quand il s’agit de prédire le devenir d’une épidémie en cours. Dans ces circonstances, les modèles mathématiques viennent au secours de la surveillance. Alimentés par les données disponibles, ils produisent des prédictions sur l’évolution d’une maladie ou l’efficacité respective de différents scénarios. L’exercice est toutefois délicat.

Dans le cas de la variante de la maladie de Creutzfeldt-Jakob (transmise par les bovins atteints de la maladie de la « vache folle »), certains modèles, issus d’équipes de recherche réputées, avaient initialement prédit qu’à l’horizon 2020, le nombre de cas pourrait se situer entre 70 et 136 000. Cette fourchette très large était due aux incertitudes concernant la durée d’incubation de la maladie. Un modèle ultérieur, basé sur une durée d’incubation estimée à 17 ans grâce à de nouvelles données, a en revanche permis de prédire de façon très fiable le nombre total de cas au Royaume-Uni (205 prédits, contre 177 finalement observés).

L’épidémiologie analytique : comprendre la survenue des maladies

L’autre grand versant de l’épidémiologie est appelé épidémiologie analytique. Son objectif est d’identifier les déterminants des maladies. Il peut s’agir non seulement de nos gènes, mais également de nos « expositions », c’est-à-dire nos comportements (alcool, tabac, alimentation…), la pollution atmosphérique, les médicaments que nous prenons, les agents infectieux présents dans notre environnement (parfois transmis par des vecteurs comme les moustiques), etc.

Par analogie avec le génome, on parle d’ailleurs aujourd’hui d’« exposome », terme décrivant l’ensemble des expositions non génétiques que subit un individu de sa conception jusqu’à la fin de sa vie.

La naissance de l’épidémiologie analytique a suivi la transition épidémiologique dans les pays industrialisés. Dans ces derniers, la mortalité par maladies infectieuses a chuté au XXe siècle. Cette baisse a été à l’origine d’un bond sans précédent de l’espérance de vie dans l’histoire de l’humanité : 23 années de vie gagnées lors de la première moitié du XXe siècle. On doit cette baisse avant tout aux progrès de l’hygiène et de l’alimentation, la vaccination et les antibiotiques prenant le relais lors de la deuxième moitié du XXe siècle pour consolider ces résultats.

Espérance de vie, 2015 : cette infographie indique l'espérance de vie à la naissance. Celle-ci correspond à une estimation du nombre moyen d'années qu'un nouveau-né pourrait vivre si les tendances en terme de mortalité qui prévalaient au moment de sa naissance restaient les mêmes tout au long de sa vie.

Avec l’augmentation de l’espérance de vie, des maladies au développement plus lent allaient prendre le relais des maladies infectieuses comme première cause de mortalité dans les pays industrialisés : les maladies chroniques, dites « non transmissibles », comme le cancer et les maladies cardio-vasculaires ou, plus récemment, les maladies neurodégénératives.

Ces pathologies ont posé de nouveaux problèmes méthodologiques aux épidémiologistes. En effet, le modèle « une infection, un microbe » ne fonctionne plus pour ces maladies dont l’origine est plurifactorielle. De nouvelles méthodes d'étude ont donc dû être inventées durant la seconde moitié du XXe siècle, donnant naissance à l’épidémiologie moderne.

Les apports de l’épidémiologie en santé publique

Parmi les études épidémiologiques emblématiques, on peut citer la première étude dite cas-témoins, initiée en 1948 par Richard Doll et Austin Bradford Hill dans les hôpitaux de Londres. L’idée était de comparer la consommation tabagique (l’exposition) entre une série de cas, les cancers du poumon, et les témoins, des patients du même âge et du même sexe hospitalisés pour des affections non cancéreuses. Une consommation tabagique supérieure chez les cas comparés aux témoins suggérerait l’implication du tabac dans la genèse du cancer du poumon. C’est bien ce qu’ont révélé les résultats de cette étude, publiés dans le British Medical Journal en 1950.

Le deuxième grand chantier a été celui des facteurs de risque cardio-vasculaires. Le décès de Franklin D. Roosevelt d’une hémorragie cérébrale en 1945 a servi d’électrochoc pour les pouvoirs publics américains. En 1948, Harry Truman signe le National Heart Act, et octroie 500 000 dollars pour débuter une étude de cohorte dédiée à l’étude des facteurs de risque cardio-vasculaire.


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L’idée était de suivre plus de 5 000 habitants de la ville de Framingham, Massachusetts, pendant des dizaines d’années, afin d’identifier chez eux les facteurs associés à la survenue de maladie coronarienne ou d’accidents vasculaires cérébraux. Il s’agit d’un autre type d’étude épidémiologique, dite « de cohorte », par analogie avec les cohortes de soldats romains, qui une fois enrôlés, restaient à vie dans la cohorte. La troisième génération de participants à cette étude a été incluse en 2002.

Une autre cohorte américaine, la « Nurses’ Health Study », s’est attachée à décrire les conséquences sur la santé de la contraception orale et des comportements alimentaires. Les effectifs sont considérables : plus de 200 000 femmes suivies pour certaines depuis plus de 40 ans.

Les études de cohortes sont réputées fiables, mais sont cependant très longues et coûteuses. Les études cas-témoins ont moins bonne réputation, du fait des risques de biais de sélection des témoins et de la moins bonne mesure des expositions qui se fait de façon rétrospective. Néanmoins, elles ont déjà pu rapidement apporter des éléments probants en faveur d’une association, quitte à ce que ces premiers résultats soient confirmés par la suite au cours d’études de cohorte.

Ainsi, une étude cas-témoins menée en Grèce a montré que les femmes exposées au tabagisme de leur mari risquaient davantage de développer un cancer du poumon, comparées à des femmes non exposées. Ce constat a ouvert la voie à l’interdiction du tabagisme dans les lieux publics, puisqu’un fumeur ne mettait plus simplement sa vie en danger en fumant, mais aussi celle des autres. Une série d’études cas-témoins a aussi permis de montrer que le coucher des nouveau-nés en position ventrale augmentait fortement le risque de mort subite du nourrisson. Les recommandations qui ont suivi ces travaux ont permis, en France, de réduire le nombre de cas de 70 % en cinq ans (1464 décès en 1991 contre 451 en 1996).

Les limites de l’épidémiologie

La question des expositions environnementales est l’une de celles qui posent le plus de problèmes aux épidémiologistes. Particules fines dans l’atmosphère, produits phytosanitaires, métaux lourds… Les expositions individuelles à ces agents physiques, chimiques et biologiques présents dans l’air, l’eau, les sols, ou l’alimentation sont difficiles à mesurer. Elles sont en effet multiples et souvent simultanées : vous êtes le plus souvent exposés à plusieurs insecticides en même temps. L’un d’entre eux peut être responsable d’un effet sanitaire, et les autres être sans effet. Comment savoir lequel est incriminé ?

Par ailleurs, ces facteurs peuvent avoir des effets synergiques entre eux, et leurs effets ne se faire sentir qu’au bout de plusieurs décennies. Ainsi, l’exposition in utero aux perturbateurs endocriniens peut avoir des conséquences des années plus tard, à l’âge adulte. Enfin, l’effet de ces agents est faible, et il faut des tailles d’échantillon de population importantes pour le mettre en évidence.

Face à ces difficultés, l’épidémiologie atteint ses limites, notamment pour répondre à la demande des pouvoirs publics, qui veulent la garantie que le produit est sans danger pour la santé.

Dans ce contexte, les études les plus probantes ont été celles menées chez des sujets très exposés par leur pratique professionnelle. Pour le risque en population générale, l’avenir est aux cohortes de grande taille, certaines démarrant dès la vie fœtale et utilisant des marqueurs biologiques ou des capteurs de pollution.

En l’état actuel des choses, en absence d’effet documenté chez l’être humain, la réponse est politique : c’est le principe de précaution face à des produits ayant démontré une toxicité in vitro ou chez l’animal, mais pour lesquels on n’a pas pu mettre en évidence d’effet chez l’Homme.

Et demain ?

Après l’enthousiasme des débuts, marqué par l’espoir de prédire notre risque individuel de développer telle ou telle maladie, est venue une phase de perplexité. Celle-ci est liée aux résultats contradictoires d’études rapportant des associations sans fondement biologique, et basées sur le croisement sans discernement de toutes les données disponibles sur expositions et maladies, dans des cohortes de grande taille.

L’épidémiologie s’interroge également sur le chemin à suivre. Doit-elle se focaliser sur les déterminants génétiques des maladies, répondant ainsi aux possibilités offertes par les nouvelles technologies de biologie moléculaire, qui permettent aujourd’hui de séquencer un génome pour 1 000€ ? Doit-elle garder le cap sur les déterminants plus généraux des maladies, comme les comportements addictifs et alimentaires, dont on sait qu’ils continuent de représenter la part la plus importante et modifiable des causes de notre morbidité et mortalité ? Ou doit-elle embrasser de façon plus complète l’ensemble des expositions, regroupées sous le vocable d’exposome, étendu aux dimensions sociales et communautaires ?

Les inégalités sociales en matière de santé ont en effet été peu étudiées, même si elles restent flagrantes. Ainsi, si l’espérance de vie progresse en France, les écarts d’espérance de vie à 35 ans entre ouvriers et cadres (soit le nombre d’années de vie restantes pour ceux qui ont atteint l’âge de 35 ans) ne se réduisent pas. Ils restent de 3 ans entre femmes cadres et ouvrières, et de 6 ans et demi entre hommes cadres et ouvriers…

Une chose est certaine : comme beaucoup d’autres disciplines scientifiques, le futur de l’épidémiologie va être profondément impacté par l’irruption des analyses des big data. Ces données massives nous dépassent par leur abondance et leur diversité. Les résultats des analyses du génome humain, qui se rajoutent aux autres expositions typiquement étudiées, en sont emblématiques. Une des initiatives les plus avancées dans ce domaine est portée par la UK Biobank. Près de 500000 individus ont été recrutés il y a dix ans au sein de cette étude de cohorte, où leurs données médicales sont mises en relation avec le séquençage de leur génome.

D’autres cohortes, américaines pour la plupart, sont en cours de constitution, dans les milieux académiques et privés, et portent sur des centaines de milliers d’individus également. On peut citer la « million veteran study » et le « all of us research program ». La France aussi a lancé ses propres études. La première fut la cohorte Gazel, qui suivait les employés d’EDF/GDF. Depuis, plusieurs autres ont vu le jour : NutriNet, sur les liens entre alimentation et santé, cohorte ComPaRe, pour les patients atteints de maladies chroniques, CONSTANCES, dont l’originalité est de s’appuyer sur un échantillonnage représentatif de la population française, ainsi que plusieurs cohortes pédiatriques et thématiques (notamment sur le VIH et les hépatites virales).

Sur le papier, ces avancées sont séduisantes. La possibilité de connaître notre risque de développer telle ou telle maladie sur la base de notre génome est à portée de main. Mais elles suggèrent un changement de paradigme : alors que l’approche de santé publique traditionnelle est basée sur des messages de prévention universels, adressés à la collectivité, et où l’effet d’entraînement a sa place, le modèle qui se dessine est individualiste, plus coûteux, inégalitaire, et vraisemblablement moins performant…


Pour aller plus loin

- La page dédiée au bloc d’enseignements consacrés à l'histoire de l'épidémiologie et l’étude des pandémies, sur le site du Collège de France ;

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