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Compte pénibilité : est-il encore en mesure de protéger la santé des salariés ?

Le travail de nuit est l'un des dix facteurs de pénibilité retenus par la loi. Adrien/Flickr, CC BY-NC-SA

Le compte pénibilité est désormais installé dans le monde du travail. Ce dispositif novateur et ambitieux est destiné à rétablir l’équité dans les départs à la retraite, en avançant ceux des personnes exerçant les métiers les plus rudes. Le but est de garantir à tous les citoyens la même espérance de vie en bonne santé.

Si cet objectif peut encore être tenu, ce sera avec du retard sur le calendrier annoncé. En effet, le compte pénibilité, inscrit dans la loi il y a trois ans, arrive à une échéance test, le 31 janvier. À cette date, les entreprises sont censées avoir ouvert les comptes personnels des salariés dont le travail est « pénible ». Elles devraient y avoir indiqué à quels facteurs de risque pour la santé ils ont été exposés, parmi les dix retenus par le législateur. Ce ne sera pas le cas.

À ce jour, au moins 512 162 comptes personnels ont été ouverts, sur les 2,3 millions de salariés potentiellement concernés d’après une estimation de la Caisse nationale d’assurance vieillesse (CNAV). Mais la majorité des branches professionnelles, parmi lesquelles les plus importantes comme le bâtiment, la chimie ou la métallurgie, n’ont toujours pas fait homologuer les référentiels par métier nécessaires à l’ouverture des comptes par les entreprises. Ce manquement, qui se transformera en infraction au 31 janvier, témoigne des difficultés ou des réticences des entreprises à mettre le dispositif sur les rails.

Manutention de charges, vibrations mécaniques…

Chacun a une définition toute personnelle de ce qu’il considère comme un travail « pénible ». Le législateur, lui, a établi une liste précise de dix critères autorisant, pour un salarié, l’ouverture de son compte personnel de prévention de la pénibilité (C3P). Elle comprend, d’abord, les contraintes physiques marquées, par exemple celles subies par un ouvrier manipulant un marteau-piqueur sur un chantier. Ainsi, la loi retient les manutentions manuelles de charges, les postures pénibles (positions forcées des articulations) et les vibrations mécaniques.

Travailleurs sur un chantier, à Paris. frphoto1/Flickr, CC BY-SA

La pénibilité peut tenir aussi à un environnement agressif. Le salarié peut subir l’exposition à des agents chimiques dangereux (dont les poussières et la fumée), l’activité en milieu hyperbare (avec une pression supérieure à la pression atmosphérique), les températures extrêmes et le bruit. Enfin, la pénibilité peut être liée à des rythmes difficiles. Le travail de nuit, le travail en équipes successives alternantes et le travail répétitif (mouvements répétés sollicitant tout ou partie du membre supérieur à une fréquence élevée et sous cadence contrainte) complètent ainsi la liste des dix critères.

Un compte pénibilité s’ouvre pour le salarié dès qu’il est exposé au moins à l’un de ces facteurs, au-delà de seuils de durée et d’intensité définis. Le nombre de points comptabilisés dépend du nombre de facteurs auquel il est exposé, de son âge ainsi que du temps passé dans l’entreprise durant l’année.

Des droits au départ anticipé à la retraite

Ce compte permet de cumuler et d’utiliser des droits au cours de la vie active, selon la volonté de l’individu. Ces droits peuvent prendre trois formes pouvant se combiner : formation (pour favoriser une évolution vers des postes moins exposés ou une reconversion), réduction du temps de travail sans perte de salaire (pour réduire la durée d’exposition), et anticipation du départ à la retraite.

Le C3P est alimenté par les données d’exposition fournies à la CNAV et par les Caisses d’assurance retraite et de la santé au travail (Carsat), à partir des déclarations des employeurs. Ainsi, chaque travailleur peut connaître sur un service en ligne, via son « compte personnel d’activité », le nombre de points acquis et consommés, leurs utilisations possibles et les modalités de contestation.

Certains métiers sont plus exposés que d’autres. Ici, une employée sur le tarmac de l’aéroport de Minneapolis, aux États-Unis. Rob !/Flickr, CC BY-NC-ND

Ce dispositif présente de réelles avancées dans la lutte contre les risques professionnels. Notamment parce qu’il tente de prendre en compte l’exposition réelle des individus, au lieu de fixer des chiffres plus arbitraires en se fiant simplement au métier exercé, comme dans d’autres pays de l’OCDE. Pourtant, la logique d’un diagnostic propre à l’individu s’est affaiblie au fil des négociations sur l’application de la loi. On a vu apparaître des référentiels au niveau des branches professionnelles, identifiant les postes ou métiers potentiellement exposés aux facteurs de pénibilité. Ils contribuent, de fait, à une moindre personnalisation des diagnostics.

Un dispositif critiqué par les employeurs

De leur côté, les employeurs ont largement critiqué le C3P. Ils ont dénoncé son « coût administratif » et sa complexité, avec la reconfiguration nécessaire des logiciels de paie, la transmission des informations à la CNAV et à la Carsat, la conception des outils visant à évaluer les expositions et le recueil d’informations. Ils ont également incriminé son « coût social » en cas de conflit ou de blocage sur l’application du dispositif, et le risque accru de départs massifs en retraite anticipée.

Mais il y a plus inquiétant. Le dispositif pourrait bien susciter des effets pervers en rendant la pénibilité du travail plus acceptable, alors que l’objectif initial est de la voir diminuer. En effet, puisque la dureté des tâches tend à être compensée par le C3P, les entreprises pourraient considérer qu’elles sont quittes. Et renoncer à tout effort pour améliorer les conditions de travail. Le déclenchement du dispositif C3P en fonction de seuils d’exposition pose un problème de cet ordre. Quid des salariés dont les tâches n’atteignent pas ces chiffres ? Seront-ils considérés, trop vite, comme bien protégés ? L’existence de seuils peut pousser les entreprises à viser juste en dessous, au lieu de les encourager à faire mieux. Sur la base de cet argument, le Medef demande qu’ils soient supprimés. L’organisation patronale les avait pourtant défendus jusqu’ici, argumentant en faveur de niveaux élevés.

Une chose est sûre, le niveau actuel des seuils se situe dans le haut de la fourchette, restreignant le bénéfice de la compensation aux salariés très exposés.

Rien sur la pénibilité psychique

Autre écueil du C3P, le législateur s’est limité aux facteurs de pénibilité physique, laissant de côté la pénibilité psychique. On parle ici de la pression du temps, des exigences émotionnelles (nécessité de maîtriser et façonner ses propres émotions) ou encore des pratiques de management pathogènes (menace, harcèlement). Ces risques psychosociaux devront être intégrés ultérieurement au dispositif, si l’on vise réellement l’amélioration de la santé globale des salariés.

Le compte pénibilité va-t-il, au final, permettre de prévenir les maux du travail, ou bien seulement les compenser ? Le rapport demandé par le premier ministre sur le suivi du C3P fait le point, dans sa première partie rendue publique en novembre 2016, sur le volet prévention. Or la dimension de compensation tend à prendre le pas sur la dimension préventive, contrairement à l’objectif originel. Financé par les employeurs, ce dispositif doit pourtant, théoriquement, les inciter à réduire l’exposition de leurs salariés, notamment parce que la cotisation à verser en dépend. Plus globalement, la mise en place du C3P et la comptabilisation des points devrait renforcer la culture prévention de l’entreprise. La prise en compte des risques, obligatoire depuis une dizaine d’années, devient de fait incontournable.

La santé, s’en préoccuper a priori plutôt qu’a posteriori

Mais il semble que l’on préfère toujours soigner ou réparer a posteriori les dégâts causés à la santé du salarié, plutôt que de s’en préoccuper a priori. Ce tropisme apparaît comme une dimension structurelle française dans la manière dont sont appréhendés les risques professionnels, héritage des lois de 1898 et de 1919 sur les accidents du travail et les maladies professionnelles.

Le fait d’avoir légiféré autour de la pénibilité a néanmoins permis de souligner le rôle décisif du travail dans les différences d’espérance de vie et d’état de santé entre les citoyens. La deuxième partie du rapport au premier ministre sur le C3P est attendue au printemps. Elle porte sur le volet compensation. Alors que le report de l’âge légal du départ à la retraite s’annonce comme un sujet clé de la campagne présidentielle, la pénibilité pourrait bien s’inviter dans le débat. D’autant que François Fillon, le candidat de la droite, a promis s’il est élu, de supprimer le C3P.

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