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Contenir Daech, à défaut de l’écraser ?

Un Rafale sur le porte-avions Charles-de-Gaulle, qui participe aux opérations contre Daech. Anne-Christine Poujoulat/AFP

« Ecraser Daech » ! Tel est donc l’objectif que le gouvernement français s’est assigné après les tragiques attentats du 13 novembre dernier. Nul ne doute de la nécessité de réaffirmer la volonté, la détermination et la souveraineté de l’État en réponse à des actions touchant au cœur de son mandat, celui d’assurer la sécurité de ses citoyens. Il est toutefois légitime, aussi, de rappeler qu’un tel objectif absolu ne peut être défini qu’en regard d’un enjeu majeur et doit s’accompagner de la mobilisation des ressources nécessaires à son accomplissement. Ainsi que le rappelait Raymond Aron au sujet de la dissuasion nucléaire, honorer ses traites pose l’un des plus formidables dilemmes qui soit aux décideurs politiques, vis-à-vis tant des adversaires extérieurs que des constituants intérieurs.

Le même auteur affirmait que, dans ce contexte de lutte contre le totalitarisme, survivre c’était déjà vaincre. L’expérience des années écoulées depuis le 11 septembre 2001 semblerait montrer que telle pourrait être la voie concernant la lutte contre le djihadisme. Ainsi, au lieu de chercher son anéantissement (ou la prévention absolue de tout acte terroriste majeur), il deviendrait nécessaire de penser sa gestion de manière à le ramener à un niveau politiquement acceptable de menace. Ce faisant pourrait être redéfini ce que l’on entend par « vaincre Daech ».

L’illusion de la solution unique et radicale

En réalité, plusieurs problèmes se posent à l’analyste et aux décideurs. D’une part, le problème posé par l’État islamique (EI) au Moyen-Orient n’est évidemment pas similaire à celui qu’il pose aux sociétés occidentales. Il s’agit peut-être d’une banalité, mais le fait que ces deux menaces soient interdépendantes ne signifie nullement que régler l’une réglera l’autre, ni qu’il existe une solution unique. Comme l’exemple du conflit existant en Irak depuis 2003 le montre, résoudre une partie du problème ne revient nullement à apporter une réponse à ses autres dimensions. La gestion de l’insurrection djihadiste par les Américains dans ce pays dans les années 2007-2011 n’a pas mis fin à la polarisation et à la fragmentation de la société irakienne. D’une certaine manière, elle a accompagné ce processus et contribué à sa poursuite, bien qu’il soit devenu largement endogène depuis.

D’autre part, les dynamiques du djihad au Moyen-Orient et en Europe ne se recoupent que partiellement. Les phénomènes de radicalisation d’une partie des jeunes Européens d’une part, de leur passage à l’acte dans le djihad en Syrie ou en Europe d’autre part, mériteraient une analyse plus approfondie. Des tendances sociétales lourdes rencontrent la contingence de trajectoires individuelles, l’existence de l’organisation État islamique permettant parfois de créer un pont entre un sentiment de dépréciation identitaire reporté sur un groupe supposément attaqué de toute part et l’engagement dans le combat au Moyen-Orient ou en Europe. Ce phénomène, minoritaire, ne peut donc se résumer à un défaut d’intégration des communautés musulmanes dans les sociétés occidentales.

Ainsi, les causes profondes du djihadisme diffèrent entre les sociétés moyen-orientales – dont il faut analyser l’histoire longue depuis la fin de l’Empire ottoman pour comprendre l’impact et les logiques des bouleversements actuels – et les sociétés européennes. On ne peut donc les résoudre de façon globale et encore moins sur le moyen terme.

Gérer le niveau de la menace

Il y a donc bien ici deux théâtres, comme le rappelait le ministre de la Défense Jean-Yves Le Drian sur Europe 1, le 22 novembre dernier. On peut imaginer être offensif sur l’un -c’est-à-dire viser un but positif, comme le confinement ou l’éradication de l’EI en Syrie et en Irak – et défensif sur l’autre – vouloir un but négatif, c’est-à-dire défaire toute tentative djihadiste d’user de la terreur pour atteindre ses objectifs politiques. Dans les deux cas, il s’agirait donc de gérer le niveau de menace plutôt que d’espérer une sortie définitive et illusoire de l’insécurité (en Europe) ou de l’instabilité (au Moyen-Orient).

C’est plus ou moins le sens de l’engagement américain au Moyen-Orient depuis le début de l’année, avec un basculement entre les frappes censées handicaper ou décapiter l’organisation EI et l’amorce d’un combat couplé dans lequel les forces locales anti-EI seraient soutenues par les moyens logistiques et militaires occidentaux. Avec peut-être l’appoint des forces spéciales pour décapiter ou perturber le fonctionnement de l’organisation.

Sur ce point, laisser aux acteurs locaux le soin de résoudre à terme le traumatisme dont l’EI est un des symptômes est certes risqué. A certains il pourra apparaître comme cynique. Comme l’écrivait cependant Camille Grand, tant l’intervention directe que l’abstention ont un coût. En outre, l’usage exclusif de la force n’est pas la seule voie possible. Gérer les acteurs régionaux – avec ses opportunités et ses contraintes – élargit ainsi le champ stratégique des leviers d’action.

Deux théâtres, une seule stratégie ?

Concernant le djihadisme européen, il s’agirait d’éviter de croire que l’on peut atteindre le risque zéro. Si le discours politique emprunte logiquement cette voie, les actions doivent en différer. D’une part, en promouvant la résilience comme complément à cette résilience spontanée dont on fait preuve les Parisiens au soir du 13 novembre sans entrer dans des logiques communautaristes. D’autre part, en cherchant à perturber les opérations djihadistes en Europe. Il faut mesurer les efforts à fournir en ce sens, non tellement en termes de moyens que dans la façon de les utiliser. Clausewitz a parfaitement vu que la défense n’est pas un bouclier mais une série de coups habiles destinés à parer ceux de l’adversaire.

Sur le plan tactique et opératif, la cible est donc l’organisation État islamique. Car il s’agit de l’échelon permettant de mobiliser les individus et les groupes au service du djihadisme. A ce titre, on ne saurait faire l’économie de la vaste littérature portant sur les structures et le fonctionnement des organisations irrégulières. Toute aussi importante est la compréhension de ses objectifs, sous peine de nier son caractère politique et stratégique. Et donc son libre-arbitre.

Du point de l’organisation EI, en effet, le théâtre d’opérations apparaît comme un et multiple à la fois. Sa dynamique est globale et locale : les attentats de Paris sont autant une action centrale pour les djihadistes européens qu’une attaque menée à la périphérie du centre de gravité de l’organisation. La distinction entre les deux théâtres évoqués plus haut est donc bien tactique et non stratégique.

Quoi qu’il en soit, la posture réaliste de gestion de la menace n’est pas idéale. Elle laisse de côté la résolution des dynamiques sécuritaires et politiques au Moyen-Orient. Elle court le risque de voir d’autres attentats ensanglanter nos sociétés, dans un avenir plus ou moins proche. Mais elle est certainement le meilleur moyen de sortir d’une logique croissante de guerre totale dont les coûts seraient probablement plus dommageables à l’avenir.

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