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Julia Csergo à Bordeaux en décembre 2017. uqam.ca

Conversation avec Julia Csergo : « Assimiler le surpoids à l’obésité est violent »

Après avoir étudié l’hygiénisme en France au XIXe siècle, Julia Csergo s’est intéressée à l’histoire de l’alimentation, où peu de recherches avaient été menées jusque-là. C’est dans une approche pluridisciplinaire qu’elle a dirigé l’ouvrage « Trop gros ? L’obésité et ses représentations », publié en 2009 (éditions Autrement). Rencontre dans le cadre des Tribunes de la presse, à Bordeaux en décembre 2017.


Qu’est-ce qui différencie l’obésité du surpoids ?

On fait à tort l’amalgame entre l’obésité et le surpoids. Les incidences ne sont pas du tout les mêmes : l’obésité comporte des risques sanitaires pour l’individu qui en souffre. Le surpoids relève, lui, plutôt de la normativité, d’un modèle corporel. Assimiler le surpoids à l’obésité est violent. C’est pourquoi j’ai décidé de réunir des auteurs pour porter un regard critique sur la façon dont était traitée la question et l’approcher par les représentations culturelles. L’idée était de dénoncer les discours stigmatisant. C’est un coup de gueule.

La façon dont les pouvoirs publics et les journalistes traitaient jusque-là le sujet était insupportable. On ne montre pas les minces en train de manger, mais les gros. On ne tolère plus le surpoids, qui déroge à la norme de la minceur, érigée en norme esthétique et morale. On accuse le surpoids d’entraîner les mêmes risques que l’obésité alors que ce n’est pas le cas. Le surpoids a toujours existé. Ses représentations dépendent des catégories sociales, des cultures. Ce qui était l’embonpoint, signe de bonne santé, est devenu aujourd’hui du surpoids, signe de risque pour la santé. Un modèle esthétique s’est imposé.

Quelle photographie pouvez-vous dresser du comportement actuel des Français par rapport à l’alimentation ?

La situation ne me semble pas dramatique. La France n’est pas le pays où il y le plus d’obésité, loin de là : c’est même le deuxième pays au monde le moins touché par l’obésité. C’est également celui où il y a le plus de sous-poids, notamment chez les jeunes femmes. Cependant, il est difficile de dégager une tendance uniforme par rapport au comportement alimentaire des Français. Selon les origines sociales et culturelles, les modèles alimentaires ne sont pas les mêmes. Les Français issus de la diversité ont des modèles culturels qui sont très différents. Au Maghreb et dans certains pays d’Afrique, la beauté des femmes passe par le poids. La norme esthétique est la femme ronde. Dans ces pays, cela témoigne d’un niveau de revenu plus élevé que celui des pauvres.

Dans la société française actuelle, c’est différent. Les études du CREDOC (Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie) définissent un modèle français d’alimentation avec entrée-plat-dessert, une recherche d’équilibre et de diversité, avec un souci de convivialité lié à la présence du vin. Ce modèle expliquerait le fait qu’en France, il y aurait moins d’obésité que dans d’autres pays. Mais la France est plurielle et multiculturelle, il n’y a pas qu’un seul modèle.

Dans l’appréhension de l’obésité, est-ce que la représentation sociale ne l’a pas emporté sur le problème de santé publique ?

Au 19e siècle, le bourgeois doit être gros. C’est le signe de sa réussite sociale : il a accès à l’abondance. Le gastronome devait avoir de l’embonpoint. On disait qu’avant de choisir de manger dans un restaurant, il fallait voir le cuisinier. Si il n’était pas gros, cela voulait dire que ce n’était pas un bon restaurant.

Le basculement s’opère au début du XXe siècle, avec la naissance de la première industrie agroalimentaire et des premières enseignes de grande distribution avec Félix Potin. L’industrialisation de l’alimentation va mettre sur le marché des denrées qui seront accessibles à des catégories sociales qui n’avaient pas accès jusque-là à l’abondance. Des études montrent alors que « les pauvres mangent trop ».

L’image du gros bon vivant disparaît pour laisser place à celle du gros pauvre qui ne sait pas résister, qui n’a pas de volonté, qui est d’une adiposité dégoûtante… C’est comme si le pauvre prenait subitement trop de place. Ainsi, en réaction, des modèles de minceur se mettent en place au sein des élites. C’est un peu ce qui disait Pierre Bourdieu : maintenant que l’embonpoint est accessible aux plus pauvres, les élites définissent de nouvelles normes. La question de la santé apparaît justement au moment où les pauvres se mettent à grossir.

C’est en partie grâce au mouvement naturiste du docteur Carton, qui expliquait que l’homme et son alimentation devaient être en harmonie avec la nature. L’idée d’un corps sain s’oppose à tout ce qui est aliment industriel. Pour moi, il y a quelque chose de dérangeant, de ce qui serait une sorte de sélection naturelle où il y aurait d’un côté le corps sain, sportif, bien nourri, et de l’autre, ces masses adipeuses qui sont incriminées pour toutes ces raisons.

Vous faites référence à la démarche de Pierre Bourdieu. La recherche scientifique est-elle compatible avec une forme d’engagement citoyen ?

Oui, je suis une universitaire qui n’hésite pas à revendiquer son engagement. Pour moi, la science n’est pas neutre. Le reconnaître, c’est ne pas prétendre à une objectivité, car ma pensée est colorée de ma sensibilité citoyenne et humaine. En revanche, le chercheur doit être transparent sur ses méthodes d’enquêtes, sur le respect absolu de ses sources. Il s’agit d’une éthique du chercheur.

Votre travail peut-il jouer un rôle préventif ?

Oui, il faut donner l’exemple. À l’école, il vaudrait mieux éduquer les enfants à l’équilibre alimentaire de manière ludique plutôt que de façon contraignante. Cela rejoint l’idée d’éduquer l’enfant pour éduquer la mère, comme on disait sous la IIIe République. Par exemple, on pourrait réintroduire les cours de cuisine. Quand on cuisine, on mange moins. De toute façon, pour y arriver, il faudra du temps, peut-être deux ou trois générations.


Propos recueillis par Axel Bourcier et Victor Lengronne, étudiants en master professionnel à l’Institut de journalisme Bordeaux Montaigne/Université Bordeaux Montaigne.

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