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Conversation avec Speranta Dumitru : « Macron fait un pari très dangereux, une sorte de Brexit fois 27 ! »

Discours d'Emmanuel Macron le 4 novembre 2018. Nouvelle-Calédonie la 1ère

Speranta Dumitru, maître de conférences en sciences politiques à l’université Paris-Descartes, est intervenue lors des Tribunes de la presse 2018 à Bordeaux. Le nouveau clivage progressiste/conservateur, l’irruption du « macronisme » en France et les enjeux des futures élections européennes sont autant de sujets abordés en profondeur par la chercheuse.


Aujourd’hui, l’utilisation des notions de gauche et de droite est-elle inévitable pour un positionnement politique clair ?

Speranta Dumitru : Elle est difficile à éviter car c’est la façon la plus simple de classer les idées politiques et nous y sommes très habitués. Son origine se trouve dans la Révolution française lorsque les députés favorables au véto du roi se sont regroupés à droite du président de l’Assemblée, tandis que ceux qui refusaient le pouvoir royal, à gauche. Il s’ensuivait qu’être « à droite » c’était respecter l’ordre établi, tandis que la gauche était le « parti de la liberté ». Mais ces significations changent au gré des époques et des usages.

L’un des usages aujourd’hui est identitaire : on définit son identité et celle des autres, dans une société qu’on représente comme divisée en deux camps. Un peu comme dans le débat sur l’identité nationale, on cherche à savoir qui est « vraiment » de gauche (ou de droite) et à exclure ceux qui ne semblent pas conformes à notre définition. Dire d’une idée qu’elle appartient au camp opposé, c’est la discréditer et clore tout débat.

Où se positionne, selon vous, le « macronisme » dans ce clivage droite-gauche ?

SD : En refusant de se positionner, Emmanuel Macron a voulu nous pousser à réfléchir aux idées – plutôt qu’aux étiquettes qui arrêtent le débat et empêchent le consensus. Selon ses discours que j’ai analysés pendant la campagne, Macron se situe dans la gauche libérale. Son intérêt pour l’égalité des chances, sa lutte contre la « société des statuts » et pour développer la capacité de chacun à choisir sa vie font écho au libéralisme égalitaire d’un John Rawls ou Amartya Sen. Mais ce positionnement, de gauche libérale, n’est pas bien compris – ni par les Français, ni par les militants d’En marche qui le considèrent comme plutôt à droite.

D’ailleurs, une enquête récente montre que parmi les 41 % des adhérents de La REM qui refusent le positionnement droite-gauche, deux groupes coexistent. Ceux qui se disent « et de droite et de gauche », plus jeunes et plus diplômés, peuvent concilier les idées de deux camps. Ceux qui ne se disent « ni de droite, ni de gauche » ont tendance à refuser le système politique (ils ont un niveau de diplôme moins élevé, une plus grande précarité économique, fort taux d’abstention ou de vote blanc, etc.).

Speranta Dumitru interpellant Alain Juppé et Aurélie Filippetti aux Tribunes de la presse le 23 novembre 2018. IJBA, CC BY-SA

Le clivage progressiste/conservateur est-il souhaité par LREM qui se pose ainsi comme la seule option républicaine face aux extrêmes ?

SD : En effet, le mot « progressiste » semble préféré par LREM qui a récemment organisé un colloque pour le définir. Il est intéressant de remarquer qu’en anglais, « progressive » renvoie aujourd’hui à la gauche. Mais à la fin du 19e et au début du XXe siècle, les progressistes ont combattu les populistes aux États-Unis, dans des conditions de changement social assez similaires aux nôtres aujourd’hui. À la fin du XIXe siècle, la base sociale des populistes est plutôt rurale où le développement ne suit pas celui des villes, qui bénéficie de la mondialisation. Les progressistes viennent plutôt des villes et leur philosophie est qu’un gouvernement honnête et rationnel peut améliorer la condition de tous. En 1912, Roosevelt candidate sous l’étiquette du Parti progressiste, mais ce sera Wilson, à gauche qui gagna les élections.

Compte tenu de l’actualité sociale, les élections européennes de 2019 peuvent-elles se transformer en France en référendum pour ou contre Emmanuel Macron au détriment des questions européennes ?

SD : Vous avez raison, et la stratégie d’Emmanuel Macron d’organiser le débat « pour ou contre l’Europe » amplifie le danger. Sa stratégie rappelle le pari qu’avait fait David Cameron. Réélu confortablement, il avait voulu en finir avec les critiques de l’Europe et a planifié un referendum dans l’espoir de redonner un nouveau souffle à l’adhésion européenne. Cela a conduit au Brexit et à la démission de Cameron – laquelle ne console personne aujourd’hui. En organisant le débat pour ou contre à l’échelle de l’Europe, Emmanuel Macron fait un pari très dangereux, une sorte de Brexit fois 27 ! Comparé à Cameron, Macron multiplie la probabilité de perdre par 27, sans connaître l’opinion publique des autres pays européens, comme Cameron connaissait celle des Britanniques. Or, il est important de comprendre que les autres cultures politiques européennes ne sont pas de simples variations des préoccupations françaises. Les listes transnationales, si elles avaient été acceptées, auraient forcé les leaders politiques de mieux se comprendre avant de partir en campagne électorale.

Historiquement, l’écologie politique était plutôt affiliée aux parties de gauche, sans pouvoir véritablement émerger pleinement. La redéfinition du clivage politique conservatisme/progressisme aurait pu lui profiter, mais ce n’est pas vraiment le cas. Comment l’expliquez-vous ?

SD : Ce n’est pas clair pour moi que l’écologie ne sera pas gagnante, elle pourra être notre porte de sortie aux prochaines élections européennes. En Allemagne, en Bavière, puis en Hesse, les Verts ont récemment fait de très bons scores. En France, ils ont souvent fait de bons scores et pourraient tirer profit du discours environnemental promu par Macron.

Où placer les partis populistes qui ne répondent ni au clivage droite-gauche, ni au clivage progressistes-conservateurs, par exemple le Mouvement 5 étoiles en Italie ?

À mon avis, le Mouvement 5 étoiles est un parti populiste de gauche, tout comme la Ligue est un parti populiste de droite. Les populistes gagnent les élections en se prétendant les défenseurs du « peuple » contre un ennemi, en général une minorité : les partis de gauche choisissent « la finance », « les élites », tandis que les partis de droite choisissent « les immigrés », « l’Islam », « la bureaucratie européenne » etc. Une fois au pouvoir, ils continuent à imaginer des ennemis – ce qui explique que des partis, comme la Ligue et 5 étoiles, qui ont fait campagne l’un contre l’autre, peuvent gouverner ensemble.

Est-ce que ce clivage progressistes-populistes est pertinent lorsque l’on aborde la question des migrants ?

SD : La question des migrants est un révélateur du populisme. Si votre but est de gagner les élections, comment vous prendriez-vous ? Le plus rationnel est de rassembler le plus grand nombre d’électeurs en les dressant contre une minorité. Attention, parfois les minorités votent. Mais les demandeurs d’asile ne votent pas ! Ils sont une manne tombée du ciel pour tout entrepreneur populiste en manque d’ennemi.

Il est donc étonnant que les leaders européens, comme Angela Merkel ou François Hollande, aient voulu pendant si longtemps imposer la question des réfugiés sur l’agenda européen. Non seulement les réfugiés n’iraient pas en Europe de l’Est, mais les populistes s’y sont retrouvés renforcés. Aujourd’hui, la politique européenne est celle d’Orban. Les arrivées sont deux fois moins nombreuses qu’en 2014, avant la crise de l’accueil, mais le débat n’arrête pas.


Propos recueillis par Matthieu Fontaine et Thibaut Ghironi, étudiants en master de journalisme au sein de l’Institut de journalisme Bordeaux Aquitaine (IJBA) sous la supervision de Marie-Christine Lipani, maître de conférences habilitée à diriger des recherches à l’IJBA.

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