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Cosmos : artistes et scientifiques à la conquête de l’invisible

« Blank III » (sérigraphie sur miroir de telescope, béton). Une œuvre de Caroline Corbasson de la série Blank, dont une occurrence est à découvrir au Pavillon Blanc Henri Molina (Colomiers) à partir du 28 janvier. Galerie Laurence Bernard, CC BY-NC-ND

Cet article est publié à l’occasion de la manifestation sur les « Imaginaires stellaires », qui se tient du 28 janvier au 13 mai 2017 au Pavillon Blanc Henri Molina à Colomiers. Conçue autour des représentations cosmiques, cette initiative convoque une série d’événements à la croisée de l’art et de l’astronomie avec des conférences, des ateliers, des lectures, une exposition et un planétarium. Un événement dont The Conversation et le Quai des Savoirs – Toulouse Métropole sont partenaires.


L’histoire de l’astronomie comme celle de l’infiniment petit retracent l’une comme l’autre les processus de l’organisation de la matière à leurs différentes échelles, renouvelant à chaque étape de leurs découvertes la dialectique du visible et de l’invisible.

L’espace est le domaine de l’image : la progression de sa connaissance est étroitement liée aux nouvelles percées de l’invisible qui sont autant de passages obligés. Du ciel vu à l’œil nu, qui a donné lieu aux gravures rupestres, aux figures des constellations et des astérismes, jusqu’aux gravures et lavis de Galilée, un immense pas est franchi.

Les images que livre la lunette du savant italien lui permettent non seulement de découvrir en 1609 les reliefs de la Lune, les satellites de Jupiter, les anneaux de Saturne et les étoiles de la Voie lactée, mais de confirmer aussi ce qu’avait pressenti quelques décennies plutôt Copernic (1521) : la Terre n’est plus au centre du monde, elle gravite autour du soleil. De même, la substitution des lentilles de verre réfractant la lumière par des miroirs réflecteurs que mit ensuite au point Newton (1668) fait de lui l’un des pionniers de la théorie corpusculaire de la lumière.

À travers l’œil photographique

Les différentes phases de la Lune dessinées par Galilée en 1616. Wikipedia

Ce n’est cependant qu’avec le développement des techniques photographiques s, vers 1860, que l’œil peut s’affranchir de la subjectivité. Grâce à la photographie (images et spectres), l’astrophysique va naître en accédant aux modèles qui permettent de confronter observation et théories.

Les télescopes changent notre vision de l’univers : celui-ci est fait d’un ensemble de galaxies qui elles-mêmes sont des amas de plusieurs centaines de milliards d’étoiles. L’introduction des ordinateurs dans les années 1970, dont chacun des pixels contient quelques millions d’éléments d’information, donne accès au domaine électromagnétique.

L’atmosphère terrestre demeure toutefois un écran à toutes sortes de rayonnements (l’ultraviolet, certains rayons infrarouges, rayons X ou gamma de haute énergie) que seuls les objets spatiaux (fusées, satellites et sondes) franchissent, permettant de capter les rayonnements les plus faibles (ondes radio) comme les plus élevés (rayons gamma). L’univers dont on sait qu’il est en expansion, a une histoire qui se déroule depuis sa naissance (l’explosion originelle) il y a près de 14 milliards d’années. Cette histoire est celle de la matière qui s’organise.

Au fur et à mesure que se font les découvertes, les énigmes propres à l’invisible se déplacent et renouvellent l’imagination. Qu’y a-t-il avant le chaos initial et au-delà de l’infini, que sont les trous noirs, peut-il exister des formes de vie sur d’autres planètes, etc. ?

Les récits de l’invisible

Le régime du voir entretient d’étroites relations avec les imaginaires et les savoirs, épousant en quelque sorte la forme d’un récit qui révèle la manière dont les hommes se représentent leur coexistence avec l’espace. C’est au cœur de la tension entre le visible (l’observable), l’invu (le calculable) et l’invisible (l’hypothétique) que sont venus se loger l’imaginaire et la fiction.

L’art, la poésie, la littérature et plus récemment le cinéma de science-fiction ont tenté, chacun à leur manière, en s’appuyant sur les savoirs scientifiques ou en les extrapolant, d’interpréter une vision de l’espace, de lui apporter une dimension sensible et plus libre, ou encore de combler les vides de l’invisible.

Une image du film « 2001, l’Odyssée de l’espace » de Stanley Kubrick sorti en 1968.

Edgar Poe anticipe le modèle du big bang, Henri Michaux « entre en espace » – « Je recevais le ciel et le ciel me recevait. Simultanément j’étais dans une expansion extraordinaire. L’espace m’espacifiait… » (Les Grandes Épreuves de l’esprit). Francis Ponge parcourt l’espace courbe. La science-fiction, à la suite de Jules Verne et de H.G. Wells, voyage dans l’espace-temps, et le cinéma, dès ses débuts, nous entraîne dans sa conquête (Georges Méliès, Fritz Lang, George Lucas, Stephen Spielberg, Robert Wise, etc.).

La fiction nous autorise à sortir du système solaire, à nous aventurer plus encore dans une visibilité virtuelle de l’invisible, à transformer notre condition en « terraformant » d’autres planètes.

Les dialogues de l’art-science

Dans le champ artistique, on assiste depuis plusieurs décennies à une floraison de rencontres, d’expositions et de festivals revendiquant des rapprochements avec la science.

Cette nouvelle thématique art-science, devenue l’objet de la promotion culturelle contemporaine, trouve un terrain privilégié dans l’astronomie vulgarisée par une imagerie techno-scientifique de plus en plus performante (fausses couleurs, 3D, simulation, mirages gravitationnels cosmiques, etc.). Et on peut supposer que ce renouvellement du rôle de l’œil dans la cosmologie a exercé une attraction esthétique tant chez les scientifiques que chez les artistes, les enjoignant à un nouveau dialogue sur la créativité : situer les postures de l’art et de la science dans leurs différences fondamentales comme dans leurs proximités potentielles.

Jean-Marc Lévy-Leblond, quelque peu lassé par ces nombreuses manifestations art-science, grand amateur lui-même d’art contemporain, doute dans son essai LA SCIENCE n’EsT pas L’ART, de la pertinence – insuffisamment interrogée selon lui – de tels rapprochements même s’il reconnaît à certaines créations artistiques la faculté d’une désabstraction qui permet de retrouver « l’épaisseur du monde que la science aplatit ».

La nébuleuse de la Lyre. Photomontage réalisé à partir d’images du télescope spatial Hubble et de données infrarouges. NASA/ESA

Cosmos et créativité

Il est peut-être utile de reconsidérer la créativité artistique et scientifique à l’aulne des théories de l’émergence, ce concept proposé par Henri Atlan et que reprend volontiers Hubert Reeves pour décrire l’organisation de la matière à l’échelle du cosmos comme à celle de l’humain.

À l’échelle de l’infiniment grand, les chercheurs ont montré comment « le cosmos s’est métamorphosé de cet état de chaos initial à l’état richement structuré d’aujourd’hui » et ce, grâce aux multiples « rencontres créatrices » et aux « propriétés émergentes » qui surgissent à chaque étape de la complexification.

Dans le cosmos primordial règnent les particules élémentaires – quarks et électrons –, puis les niveaux d’organisation successivement atteints sont les noyaux atomiques, les molécules, les molécules géantes, les organismes vivants et pour chacune de ces étapes interviennent des propriétés émergentes. La molécule de l’eau, par exemple, engendrée par la rencontre créatrice de l’hydrogène et de l’oxygène, possède des propriétés que n’ont nullement ces deux atomes.

À l’échelle quantique de l’infiniment petit, celle du nanomètre invisible, la créativité de la matière semble être du même ordre. Les échelles extrêmes se rejoignent : la connaissance des premiers instants du monde dépend de l’avancée de la physique quantique et de la chimie.

Hubert Reeves évoque volontiers l’analogie entre le comportement de la nature dans sa manière d’organiser le cosmos et la créativité humaine. La nature auto-organisatrice utilise, selon lui, un mode de structuration récurrent : « associer des éléments simples pour produire des rencontres créatrices et par là des propriétés émergentes ».

Sa proposition n’offre-t-elle pas l’opportunité d’une approche novatrice dans la connaissance de l’expérience esthétique que peuvent partager artistes et chercheurs ? Une première définition du concept d’émergence stipule que « le tout est plus que la somme des parties », ce qu’avait déjà pressenti Aristote et ce que la sociologie inclut désormais radicalement dans le concept d’interaction, notamment interindividuelle.

« Star Port Iranoor » (céramique). Une œuvre de Frédéric Biesmans imaginant une ville extraterrestre à découvrir au Pavillon Blanc Henri Molina (Colomiers) à partir du 28 janvier. CC BY-NC-ND

Entre artistes et chercheurs, un « plus »

Aussi, plutôt que de s’intéresser à l’essence de l’art et aux dogmes scientifiques, sans doute est-il plus fructueux de s’appliquer à décrire ce qui, à travers leur rencontre, constitue un plus, autrement dit de la nouveauté. Les chercheurs et les artistes en sont eux-mêmes de plus en plus désireux.

Il est déjà établi que l’art, en bien des circonstances, en transposant dans le sensible et l’inattendu des « expériences de pensée » offre des formes de conceptualisation « qui battent en brèche le privilège revendiqué par la connaissance rationnelle et discursive ». Certaines de leurs homologies structurelles peuvent devenir significatives, mieux, elles invitent à une « véritable épistémologie concrète ». « Abstraction, simplification, expérimentation, structuration, ces démarches de la science, lorsque je les perçois dans l’art, et parce que leurs visées et leurs réalisations y sont autres, je les comprends mieux », reconnaît Jean-Marc Lévy-Leblond.

S’il est donc déjà reconnu que les tentatives d’un rapprochement entre art et science peuvent être fructueuses, celui-ci, dans sa concrétisation (résidences d’artistes, collaborations s’inscrivant dans un projet…) ne peut que se faire encore plus enrichissant, voire heuristique.

La rencontre effective les invite à déconstruire leurs ornières et leurs frontières, à se doter d’un langage partageable, à conjuguer certains états mentaux, à solliciter non seulement la vue mais le sens du mouvement, ce « sixième sens qui fait coopérer entre eux les autres sens », selon les mots d’Alain Berthoz. À construire des passerelles sémantiques à même d’induire l’émergence de ce plus. Ils peuvent ainsi sonder ensemble ce qui, dans l’imaginable est conceptualisable, et inversement ce qui, dans le concept peut donner lieu à des expériences sensibles.

L’énigme de la créativité demeure néanmoins immense – dans les rapprochements comme dans les divergences – et ne permet guère de répondre à l’interrogation – où s’achève la science, où commence l’art ? – ce qui pourtant n’empêche pas de se la poser. C’est l’une de ces questions qui surgira sans doute à nouveau lors de la manifestation « Imaginaires stellaires » au Pavillon Blanc de Colomiers, où artistes et scientifiques seront présents. Gageons que leurs dialogues seront à même de faire surgir ce petit plus à travers le partage de leur créativité respective.

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