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Côte d’Ivoire : pourquoi le risque Ebola n’a pas été pris au sérieux par les consommateurs de gibier

Campagne en Côte d'Ivoire contre l'épidémie d'Ebola (ici à Abidjan, en 2014). Sia Kambou/AFP

De 2013 à 2015, l’épidémie d’Ebola qui a sévi pour la première fois en Afrique de l’Ouest a fait 28 646 cas confirmés, probables et suspects notifiés, dont 11 323 décès. La Guinée, le Libéria et la Sierra Leone ont cumulé à eux seuls 28 616 cas dont 11 310 décès, avec un ratio cas/décès de 3811/2543 pour la Guinée, 10 675/4809 pour le Libéria et 14 124/3956 pour la Sierra Leone.

Face au risque de contamination bien réel en raison de la proximité géographique de la Côte d’Ivoire avec ces pays, le gouvernement a pris, en urgence, des mesures préventives. Au nombre de ces mesures figure l’interdiction de la chasse, de la commercialisation et de la consommation du gibier couramment appelé la « viande de brousse ». Cette restriction s’est étendue de mars 2014 à septembre 2016.

Mais en dépit des campagnes de sensibilisation et des sanctions prévues par cette mesure, l’interdiction n’a jamais été strictement observée. Bien au contraire, des stratégies de contournement ont été échafaudées par les populations.

Cette obstination trouve son explication dans le contexte sociopolitique ivoirien qui a nourri les représentations de la maladie. Elle s’est révélée être une forme de contestation du discours officiel.

Ebola, un avatar du « complot permanent orchestré par les anciennes puissances coloniales »

La guerre de 2002 s’est soldée par la crise post-électorale de 2010 à 2011 avec l’intervention militaire décisive de la France et le transfert de l’ex-président Laurent Gbagbo à la CPI, récemment relâché. Ses partisans et nombre d’observateurs de la vie politique ivoirienne crient au complot. L’extrapolation de cette situation à l’échelle continentale a ravivé les débats sur la France-Afrique et les relations Nord-Sud.

Les interventions des anciennes puissances coloniales sur le continent africain et leur rôle dans la déstabilisation de certains régimes ont modelé l’idée du complot permanent, dépoussiéré à l’occasion de cette épidémie. C’est cette perception de type « complotiste » qui a constitué le ferment de la violation de l’interdiction relative au gibier. Les propos ci-dessous, recueillis auprès de deux consommateurs de gibier à Abidjan (Côte d’Ivoire), témoignent de la forte prégnance de la théorie du complot dans l’imaginaire populaire.

« Je dis toujours ça : c’est la politique des Blancs… C’est les mêmes qui vont quitter là-bas pour dire telle maladie est chez vous. C’est eux qui trouvent toujours remède pour ça. C’est la politique française. On est habitué à eux. »

« La Guinée a toujours refusé les Français. Ils ont toujours refusé. Ils ne voulaient pas la France chez eux jusqu’à présent. Mais la France se force de rentrer là-bas, mais eux ils refusent. Donc c’est les conneries tout ça là. C’est pour ça ils ont mis Ebola chez eux. L’Amérique, la France, la Russie, tous, c’est les mêmes choses. »

L’épidémie d’Ebola est donc perçue comme un signifiant dont le signifié est l’impérialisme des ex-puissances coloniales. C’est pourquoi nombre d’Ivoiriens ont estimé, qu’au regard de l’idylle entre la communauté internationale et le président Alassane Ouattara, il n’y avait pas à craindre le pire.

L’idée que l’épidémie se propage à la tête du client a renforcé celle du complot – théorie qui a psychologiquement galvanisé les irréductibles consommateurs du gibier. Mais l’interdiction, assortie de sanctions sévères, a conduit commerçants et consommateurs à mobiliser un système de communication crypté.

L’usage de codes et d'expressions pour la commercialisation et la consommation clandestines

Passer une commande de gibier dans les restaurants qui continuaient ce commerce était désormais subordonné à l’utilisation d’un mot de passe durant toute la période de l’interdiction. Une diversité de codes facilitait ce commerce. Les plus utilisés étaient : « débo », « secret », « la viande d’hier », « Déborah », « ancien », « cure-dents », « ebo », « le vieux », et des expressions comme « Donne-moi même chose », « Donne-moi ma commande que je t’ai demandé ».

Ebola à la Une de la presse ivoirienne (ici en août 2014). Issouf Sanogo/AFP

« Ebo », « Déborah », etc., étaient des formes de parodies de l’appellation de l’épidémie visant à la dédramatiser en la tournant en dérision. Quant aux termes « ancien », « le vieux », « la viande d’hier », ils faisaient allusion au gibier prisé antérieurement.

Une restauratrice d’un célèbre lieu de consommation du gibier dans la capitale économique ivoirienne raconte :

« Quand tu arrives, “Donne-moi secret” ; “Ah, et mon plat que j’ai commandé ?”, “Donne-moi le vieux”. Ils disent, “Est-ce qu’il y a ancien ?”, “Est-ce qu’il y a Deborah ?”, “Est-ce qu’il y a secret ?” C’est comme ça, ils appelaient. »

Toutefois, ces codes et ces expressions fonctionnaient dans un cadre relationnel particulier.

Le cadre relationnel, pivot du marché noir du gibier

Le fonctionnement de ce système s’appuyait sur des relations amicales et familiales, cimentées par la confiance, la solidarité et la confidentialité entre les consommateurs et les restaurateurs. La détention du seul code n’était pas une garantie suffisante pour se faire servir du gibier.

En plus du mot de passe, il fallait être connu du restaurateur ou se faire accompagner par un habitué des lieux. La suspicion générale qui planait entretenait la méfiance des restaurateurs qui rechignaient à servir la « viande de brousse » à un quidam se présentant avec un code.

« C’était la confiance même parce que c’était risqué. Si elle ne te connaît pas et que tu viens lui dire, même si tu dis le nom, elle ne va pas te servir. Ou bien tu es accompagné de ton ami que la femme connaît. »

(Propos d’un consommateur d’Odiénné, nord-ouest de la Côte d’Ivoire).

Au regard de ce qui précède, l’obsession, l’attachement des Ivoiriens à la viande de brousse ne peuvent être réduits à de simples besoins nutritionnels.

Consommer de la « viande de brousse », c’est bien plus que se nourrir

Ce goût prononcé pour le gibier est lié à trois représentations sociales de sa consommation.

Le premier est relatif à la préservation des espaces de création de liens sociaux. En effet, ces espaces que sont les « maquis » (appellation des restaurants populaires ivoiriens) favorisent le renforcement des liens entre les consommateurs de gibier à l’occasion de rencontres et d’activités festives.

Le second trouve son fondement dans la préservation des valeurs culturelles. En Côte d’Ivoire, certaines communautés, notamment celles des régions forestières et de savane, accordent une place de choix à cette ressource devenue un produit social.

Elle fait partie intégrante de l’identité culturelle et a une importance capitale dans les cérémonies coutumières de certains peuples. Les risques valent donc la peine pour ces populations qui refusent de sacrifier leur identité culturelle sur l’autel d’une urgence sanitaire qu’elles ne perçoivent pas comme telle.

Le troisième est la perception de la consommation du gibier en zone urbaine comme un indicateur de l’ascendance sociale.

En définitive, ce sont les représentations du risque Ebola en Côte d’Ivoire, construites à l’aune du contexte sociopolitique, qui ont conduit à la banalisation et à la dédramatisation de l’épidémie, favorisant la violation des mesures interdisant les activités liées au gibier.


Toily Anicet Zran est soutenu par la Fondation Croix-Rouge française, dédiée à l’action humanitaire et sociale. Elle accompagne les chercheurs depuis la conception de leur projet de recherche jusqu’à la mise en valeur de leurs travaux, et la promotion de leurs idées. Pour en savoir plus, rendez-vous sur le site de la Fondation Croix-Rouge française.

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