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Crise de l’élevage français, les raisons de la colère

INRA DIST/Flickr, CC BY

Les huées qui ont accompagné la visite de François Hollande au Salon de l’agriculture, le 27 février dernier, ont braqué les projecteurs sur les difficultés rencontrées par les agriculteurs français – et tout particulièrement les éleveurs. En fonction de leur sensibilité plus ou moins libérale, les commentateurs soulignent soit l’incapacité des réglementations à protéger les agriculteurs face à la concurrence internationale, soit l’incapacité des agriculteurs à s’adapter à cette nouvelle donne du fait de dispositifs de soutien trop protecteurs.

Mais cette lecture en surplomb, privée de perspective historique, ne permet pas de comprendre les logiques sociales et politiques de ces manifestations de colère. Pourtant, à y regarder de plus près, cette situation de crise est riche d’enseignements, à condition de se demander qui sont les agriculteurs en question et ce qui les pousse à interpeller les pouvoirs publics.

Les éleveurs, une place à part

Il faut d’abord souligner que les éleveurs occupent une place particulière dans le paysage agricole français. Ce sont les principaux héritiers du modèle de l’exploitation familiale, au cœur des politiques de modernisation de l’après-guerre. Ce modèle, cogéré entre l’administration et les organisations professionnelles agricoles, a bénéficié du soutien de tout un appareil d’encadrement technique et politique pendant plusieurs décennies, mobilisant des organisations (chambres d’agriculture, syndicats, crédit et mutuelle), des personnels (conseillers, animateurs, techniciens) et des crédits nationaux ou européens (garantie de prix plancher, subventions, bonifications de prêts).

Xavier Beulin. Jean-François Monier/AFP

Au cours des années 1950-1960, ces organisations professionnelles ont été progressivement investies par une génération de petits éleveurs laitiers, formés à l’école de la Jeunesse agricole catholique (JAC). Jusqu’à l’élection récente à la tête de la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA) de Xavier Beulin, agrobusinessman spécialisé dans la production de biocarburants, les présidents successifs étaient presque tous issus de cette même lignée.

Le modèle de l’exploitation familiale s’est progressivement délité depuis les années 1970, sous l’effet de deux visions critiques : celle qui lui reprochait de ne pas aller assez loin dans l’intensification des modes de production, et a contrario celle qui lui reprochait d’être allé déjà trop loin dans l’industrialisation de l’agriculture.

Les politiques agricoles nationales et européennes ont eu, dès lors, tendance à faire co-exister deux logiques différentes avec, d’un côté, le soutien aux producteurs capables de se positionner sur les marchés mondiaux et, de l’autre, la préservation d’une agriculture attachée à des terroirs capable de générer des niches économiques autour de produits labellisés, comme l’AOC Beaufort par exemple. Bien que ces deux modèles soient systématiquement opposés, il est frappant de constater qu’ils co-existent depuis maintenant plusieurs décennies davantage qu’ils ne se concurrencent. Cela se traduit notamment dans le système de subventions : aides directes calculées à la surface de l’exploitation favorisant les grands producteurs, et aides spécifiques attribuées, par exemple, aux agriculteurs de montagne.

François Hollande visite le Salon de l’agriculture 2016 sous les huées. (BFMTV, 27 février 2016)

Crise de la représentation

Cette dissociation des politiques agricoles qui n’a jamais été formulée clairement ni par l’administration ni par les organisations professionnelles, mais qui s’applique de fait, suscite un profond malaise. Les « bons élèves » des politiques de modernisation agricole de l’après-guerre avaient investi pour augmenter la productivité de leur exploitation et standardiser leur production. Ils se retrouvent aujourd’hui pour nombre d’entre eux entre deux feux du fait de la réorientation progressive des politiques agricoles et de l’appareil d’encadrement. Le mouvement de concentration des capitaux et des moyens de production fragilise ceux qui héritent d’une exploitation familiale et entendent conserver leur indépendance ; l’apparition de labels de qualité ne concerne que des territoires et des produits spécifiques, désavantageant ceux qui s’étaient engagés dans un processus de standardisation.

Malgré l’émergence de la Confédération paysanne, qui s’est structurée à partir de la critique sociale et environnementale du productivisme, la FNSEA a continué de revendiquer le monopole de la représentation syndicale des agriculteurs. Mais elle apparaît depuis quelques années comme débordée par sa propre base ; les incidents récents du salon de l’agriculture en sont une illustration. Des travaux sociologiques récents sur la crise du lait de 2009 montrent ainsi que ces mobilisations, qui se cristallisent en dehors du syndicalisme, émanent davantage d’agriculteurs ayant opéré de lourds investissements et qui se trouvent dans une logique d’intensification, plutôt que de plus petits exploitants, marginalisés ou protégés du fait de l’autonomie de leur exploitation.

L’expression d’un sentiment de colère et d’abandon de la part de certains agriculteurs français ne renvoie donc pas seulement au contexte économique d’une crise momentanée de production, mais aussi à une crise de la représentation politique et syndicale qui s’inscrit dans une histoire plus longue.

Entre les gagnants (provisoires) de la course à l’intensification et ceux qui s’en sont extraits pour investir d’autres modèles économiques, davantage fondés sur la qualité, toute une frange de producteurs se révolte contre le fait d’être laissés pour compte, alors même qu’ils ont consenti d’importants efforts en terme de productivité et ne se considèrent pas (encore) comme des perdants de cette course.

Cette histoire nous incite à réaliser un nouvel inventaire des politiques de modernisation agricole d’après-guerre – parfois un peu hâtivement réduites à leur dimension productiviste – pour mieux saisir comment elles sont parvenues à construire un projet qui incluait au moins une partie des petits et moyens exploitants. Cette histoire nous incite aussi à prêter attention à l’expression de ce sentiment d’abandon et de colère dans différentes couches de la population et dans différents mondes professionnels, et à envisager des politiques qui prennent soin de tous ceux qui ne sont ni armés pour participer à la course à la performance économique, ni capables de s’extraire par eux-mêmes de cette course en explorant des voies alternatives.

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