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CRISPR : comment gouverner et légiférer les modifications du génome ?

ADN. Caroline Denis/Flickr

« Intervenir délibérément dans le génome humain dans le but de sélectionner des traits pour de futurs enfants est désormais devenu une possibilité claire et réelle ». L’affirmation, en particulier quand elle est sortie de son contexte, semble irréelle. Intervenir dans le génome, pour sélectionner des traits, puis faire naître des enfants, appelle immédiatement dans l’imaginaire du lecteur des représentations contrastées. Des romans de science-fiction aux discours eugénistes du XXe siècle, des progrès des thérapies géniques aux énoncés d’interdits religieux, le citoyen ne sait plus sur quel pied danser. Les processus d’élaboration de politiques publiques doivent donc rapidement retrouver leur équilibre.

L’édition du génome repose ici sur la capacité à utiliser des nucléases, c’est-à-dire des enzymes qui agissent sur l’ADN ou l’ARN. Elles ont pour capacité de cliver (ou couper) des zones précises du génome et d’orienter sa réparation afin d’inactiver ou de modifier certaines de ses séquences. Cette technologie pourrait devenir disponible en clinique in vitro à moyen terme. Il reste des incertitudes techniques de taille à lever, notamment sur le type et la fréquence des recombinaisons de l’ADN qui se produisent lorsqu’on introduit la nucléase dans l’ovocyte en même temps que le gamète mâle. Les problématiques des effets hors-cibles ou de potentiels effets cancérogènes sont manifestement, à moins d’un retournement de situation, en train d’être levées.

Politique publique des biotechnologies

La question de la mise en politique de cette biotechnologie de rupture c’est-à-dire de sa transcription par les institutions en une série de problèmes de politique publique qu’elles doivent résoudre, se pose donc avec de plus en plus d’insistance.

Les nucléases qui pourraient permettre ce type d’interventions sont peu nombreuses. Si les nucléases à doigts de zinc (Zinc Fingers, souvent abrégé en ZFN) et les nucléases TALE (ou TALEn) ont déjà montré des résultats ex- et in-vivo, les nucléases de type CRISPR, dont les protéines associées Cas se déclinent, se spécialisent et s’opérationnalisent de plus en plus rapidement. Elles seront probablement celles qui seront le plus rapidement utilisées in-vitro. Loin de se cacher derrière une distinction entre recherche fondamentale et recherche appliquée plus ou moins contrastée selon les pays, le scientifique et le politique ont bien compris ce que ces innovations portaient en elle. Le citoyen, lui, n’est pas encore assez entré dans le débat.

Faire des choix pour l’humanité

Les messages envoyés aux différents publics qui constituent les sociétés sont nombreux, complexes, et bien souvent contradictoires. La doxa conservatrice de l’essentialisme génomique des années 1980, dont les racines sont plus religieuses que scientifiques, a trouvé un renouveau et un soutien inattendu de la part des start-up américaines.

Cet imaginaire déterministe a deux pendants. Au niveau individuel, il procède de l’idée que l’identité de l’individu serait largement constituée d’une expression figée et immuable d’un génotype, ce dernier étant déterminé lors de la fécondation. La stabilisation du génotype serait alors une sorte de réceptacle pseudoscientifique à l’idée d’une âme insufflée par le divin, et un argument contre certaines libertés fondamentales, dont l’avortement.

Les entreprises de séquençage génomique américaines se basent sur le même schéma : en vous donnant le contenu de votre patrimoine génétique, ils prétendent pouvoir vous donner des informations sur vos capacités. En réalité, leur modèle économique repose sur la revente de vos données aux grands groupes pharmaceutiques.

A une échelle supérieure, cette conception se retrouve dans certaines déclarations internationales, comme celles portées par le Conseil de l’Europe ou l’Unesco, qui soutiennent de façon plus ou moins explicite l’idée d’un « génome humain », dont il faudrait défendre l’intégrité. Emmanuel Macron, dans un interview au magazine américain Wired, emploie lui-même l’expression : « [La] préférence que nous accordons tous, face au progrès technologique, aux libertés individuelles, à l’intégrité de l’être humain et de l’ADN humain[…] ».

Cette notion n’a pourtant aucun sens biologique : le génome humain n’est pas un objet stable, simple, structurellement distinct du génome d’autres organismes. C’est une séquence sans être un langage, un type d’information dont l’expression varie beaucoup (d’où la notion d’épigénétique) et dont une partie importante du contenu nous échappe. Cette complexité en fait un objet politique difficile à traiter. Elle implique de gérer un rapport à l’incertitude scientifique et de faire évoluer une certaine conception de ce qu’est l’humanité.

Une politique des nucléases à construire : tour du monde des règles

Cette apparente aporie n’est pas sans lien avec la difficulté de mettre en politique le désastre écologique annoncé. Lorsque Vladimir Vernadski, disciple de Mendeleïev et contemporain de Curie, Bergson et Teilhard de Chardin, popularise l’idée de « Biosphère », il place l’homme dans une perspective unique : celle d’un agent de la Biosphère, région de l’écorce terrestre occupée par la vie, capable d’une action géologique (à l’époque par la fertilisation des champs rendue possible par la synthèse de l’ammoniac), et donc par ricochet et de façon rétroactive, d’une action biologique d’une échelle inégalable. De l’entre-deux-guerres à aujourd’hui, le politique a été incapable d’en tirer des moyens de gouvernance opérationnels.

Afin de ne pas placer une politique des nucléases dans une même situation d’échec, les institutions devront donc trouver un moyen de mettre en place des mécanismes capables de formuler les bonnes questions, et de doter la société des outils pour construire des réponses.

Certains de ces processus commencent à émerger au Royaume-Uni, aux Etats-Unis et en Chine, pays dans lesquels des laboratoires poursuivent leurs recherches en utilisant CRISPR-Cas9 sur des embryons humains.

Dernier en date à se positionner sur la question, le Japon a révélé le 28 septembre 2018 des recommandations rédigées par un panel d’expert visant à encourager l’usage des techniques d’édition du génome sur les embryons à des fins de recherches tout en réaffirmant des mises en garde contre leur réimplantation. Ces recommandations seront mises en débat dans les prochaines semaines puis seront mises en place l’année prochaine. En l’état actuel des choses, elles n’empêchent pas la modification d’un zygote au Japon puis son envoi dans un autre pays à la réglementation plus souple, où il pourrait être réimplanté.

Cette préoccupation fait écho aux procédures de transfert d’ADN mitochondrial, dont les premières ont officiellement été lancées début 2018 au Royaume-Uni après plus de 15 ans d’analyses et de débats publics, mais qui auraient déjà été réalisées au Mexique et en Ukraine par une clinique privée américaine.

Tous ces pays sont bien conscients des enjeux humains, mais aussi économiques et légaux dans un contexte de grande mobilité de la science, des capitaux et des individus. La France, elle, est dans une situation particulièrement contrastée. On y trouve à la fois des agents très informés qui portent ces enjeux au niveau politique, et de structures conservatrices très organisées qui voient ces enjeux comme au cœur de leur raison d’être. Cela ne signifie pas que tout débat soit impossible. Ces sociétés devront trouver des méthodes capables de produire un consensus.

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