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Croisades : quand l’histoire déforme la réalité et nourrit la haine

Représentation du XXème siècle de Saladdin, victorieux, avec Guy de Lusignan après la bataille de Hattin en 1187. Said Tahsine (1904-1985 Syria)/Discover Syria

Et si l’on racontait l’histoire des croisades du point de vue des Arabes ? C’est exactement ce que la station Al-Jazeera TV a fait en 2016. La chaîne télévisée a publié un documentaire en quatre parties sur les croisades, et la bande-annonce présente la série avec la phrase suivante (traduite de l’anglais) :

« Dans l’histoire des conflits entre l’Est et l’Ouest, la plus grande bataille entre le christianisme et l’islam ; une guerre sainte au nom de la religion. Pour la première fois, l’histoire de la guerre des croisades d’une perspective arabe. »

Bande annonce de la série documentaire d’Al-Jazeera.

Les réalisateurs de cette série ont en effet voulu montrer les croisades comme un épisode pris dans un conflit continu entre deux civilisations : l’Islam/l’Orient et le Christianisme/l’Occident. Le documentaire d’Al-Jazeera était inspiré par deux documentaires précédents très diffusés : The Crusades : Crescent and the Cross (History Chanel, 2005), et The Crusades (BBC, 2012).

The Crusades : Crescent and the Cross.

Ces trois documentaires ont en commun le même message de clash de civilisations alimenté par les idéologies religieuses de guerre sainte et de djihad, à la seule différence qu’Al-Jazeera prétend raconter l’histoire des Croisades « pour la première fois » d’une perspective arabe. En d’autres termes, faire dire aux musulmans non pas une histoire différente, mais leur version du fameux clash de civilisations.

Les croisés, ces chrétiens barbares

Ce n’est en fait pas la première fois que les musulmans racontent « leur version » des croisades. Dans l’imaginaire musulman contemporain, les croisés sont des chrétiens barbares médiévaux qui ont attaqué le monde musulman et ont massacré des dizaines de milliers d’innocents avant que les forces musulmanes réussissent – grâce au djihad – à les chasser. Ces derniers sont aussi perçus comme étant les ancêtres des Occidentaux colonialistes et impérialistes.

Dieu le veut, Godefroid de Bouillon et la première croisade (Arte, 2011) une perspective nuancée ?

Ce qui est omis dans cette narrative contemporaine – diffusée par les Européens du XVIIIe et XIXe siècle, par exemple, dans L’Histoire des Croisades de Joseph-François Michaud (premier volume paru en 1812) – c’est que les croisés, loin d’être les fanatiques présentés par les historiens et vulgarisateurs, avaient de bonnes relations avec les musulmans.

Le pèlerin Ibn Jubayr (m. 1217), par exemple, lors de ses voyages au nord de la Palestine en 1184, décrit maints villages agricoles habités par des musulmans et qui lui semblaient vivre en parfaite harmonie avec les croisés. Mais ce qui l’irrita le plus n’était pas le fait que les croisés soient pacifiques mais que les musulmans se mêlent à ces « cochons et saleté chrétiens ».

Une réalité d’alliances ignorée

Portrait idéalisé d’Ibn Yubair par Guillermo Muñoz Vera. Aroconchichon/Wikimedia, CC BY-NC

Effectivement, les sources médiévales musulmanes présentent une histoire différente des croisades. Sans doute, ils parlent de nombreuses batailles, mais ils décrivent aussi d’innombrables alliances politiques et militaires, de partage systématique des lieux sacrés, de relations commerciales, d’échange d’idées et des sciences, entre musulmans et croisés. L’historien et chroniqueur musulman Ibn Wasil (m. 1298) a ainsi passé deux ans au sud de l’Italie pour une mission diplomatique, temps durant lequel il a écrit un livre sur la logique qu’il a dédié à l’empereur Manfred Hohenstaufen.

Le père de Manfred, l’empereur Frederick II, correspondait déjà régulièrement avec les savants musulmans et leur demandait des informations scientifiques. Et lorsqu’il mena la sixième croisade en 1228-1229, il négocia la paix avec le Sultan al-Kamel qui a permis ensuite aux musulmans et croisés de partager Jérusalem. Les chrétiens avaient alors un contrôle absolu de leurs sites religieux et les musulmans maintenaient leurs sites sacrés dans la ville et les villages environnants.

L’empereur Frederick II, (gauche) rencontre al-Kamil Muhammad al-Malik (droite), extrait d’un manuscrit des Nuova Cronica, entre 1341 et 1348 environ. Vatican Library/Wikimedia

Cette réalité complexe est généralement ignorée, et si certains historiens contemporains l’admettent, c’est seulement pour souligner son anomalie. L’attention sur la violence a dominé l’intérêt moderne sur les croisades (le sujet le plus étudié tourne autour des ordres militaires des croisés et de la guerre sainte/djihad).

En d’autres termes, les chercheurs (ainsi que les médias), ont involontairement pour la majorité, mis à la disposition des terroristes et groupes haineux contemporains un récit très convenable que ces derniers utilisent à leur avantage pour affermir et répandre le discours d’un inévitable clash de civilisations. Cette narration a nourri l’islamophobie et le sentiment d’hostilité envers les immigrants en occident, et a permis à une profonde « ouestophobie » et paranoïa de se développer dans le monde musulman.

Une source d’inspiration pour les djihadistes

Se croyant adhérents et protecteurs du « véritable » islam, les djihadistes modernes sont inspirés par une lecture sélective de sources et textes fondateurs (Qurʾan, Sunna, etc.), ainsi que l’histoire, et par des griefs relatant au colonialisme direct ou indirect et la subjugation hégémonique du monde musulman.

Pour eux, la période des croisades n’est pas différente des conflits contemporains entre le monde islamique et l’occident chrétien. Certains académiciens musulmans ont adopté ce discours déjà au siècle passé. Ceci est très clair dans l’ouvrage influent de Said Ashur sur l’histoire des Croisades (publié en 1963), et le livre populaire d’Ahmad Halwani sorti en 1991, dans lequel il examine le rôle d’Ibn ʿAsakir de Damas (m. 1176) dans la promotion du djihad contre les croisés.

Ces deux intellectuels établissent un parallèle entre les luttes des musulmans durant la période des croisades et celles menées aujourd’hui. Des chefs de guerre et politiciens comme Nur ad-Din et Saladin, ainsi que les lettrés comme Ibn ʿAsakir et Ibn Taymiyya sont ainsi vénérés aujourd’hui par certains parce qu’ils ont combattu et propagé le djihad contre les croisés et leurs acolytes musulmans.

Il n’est donc pas surprenant que les récits de ces héros et les ouvrages des lettrés de la période des croisades soient très populaires dans le monde arabe, surtout parmi les militants, comme en témoignent les articles de Dabiq, le magazine en ligne de Daech.

Statue équestre de Saladdin dans la citadelle à Damas, Syrie, 2008. Graham van der Wielen/Wikimedia, CC BY-SA

Réexaminant notre approche comme historiens

Si nous, historiens, avions fait notre devoir correctement, nous n’aurions pas présenté comme des anomalies les innombrables preuves témoignant de la cohabitation des croisés et musulmans. Si les médias avaient fait leur tâche correctement, ils n’auraient pas valorisé la violence.

Le récit des Croisades doit être présenté comme un épisode complexe dans l’histoire médiévale durant laquelle des peuples se sont affrontés mais se sont aussi tolérés.

Mais, parce que les historiens modernes ont souvent tendance à examiner le passé avec la perspective du présent (théories, hypothèses, conventions, préjugés, etc.), beaucoup n’ont pas pu voir cette réalité complexe du temps des croisades.

Le royaume des cieux, de Ridley Scott (2015) remet en question la perspective occidentale sur les Croisades.

L’époque des Croisades n’est pas la seule période faussement représentée dans l’imagination et le savoir contemporain. La façon dont nous considérons l’islam aussi est gouvernée par un agenda moderne, à tel point que chaque perspective demeure une émanation de nos réflexions contemporaines.

Souvent nous omettons de comprendre que ce qui est invariablement présenté comme « l’islam » est une opinion collective d’une classe affluente d’hommes privilégiés (pour la plupart sunnites) dont les avis ne correspondaient pas à la façon dont d’autres groupes comprenaient et pratiquaient l’islam (chiites, soufis, les femmes, les masses populaires, etc.).

Déchiffrer les couches complexes

Nous avons aussi tendance à valoriser certains groupes, pensant qu’ils sont les plus convenables à « coller » aux images modernes que nous entretenons. Par exemple, beaucoup glorifient les soufis (les mystiques) dont l’idée de djihad dit spirituel et pacifique concernerait avant tout une lutte intérieure individuelle afin que chacun puisse devenir une meilleure personne. Ce n’est pourtant pas ainsi que les soufis médiévaux, et les musulmans en général à cette époque comprenaient le djihad. Le concept était entendu comme un acte belliqueux à l’encontre des ennemis de l’islam. Et les soufis en particulier, insistaient afin que cet acte prenne aussi une dimension religieuse destiner à couronner de succès leur effort dans ce monde et dans l’au-delà.

Saladdin avait aussi dans son armée une brigade de soufis qui exigeaient que les captifs croisés leur soient remis pour qu’ils les exécutent. L’armée ottomane elle aussi disposé de ces bataillons soufis. Ces derniers ont continué de pratiquer certains rituels armés, y compris de nos jours. Mon objectif n’est pas de démontrer la violence des soufis mais plutôt que ce courant de l’islam a une histoire et un héritage très complexe.

Cela ne veut pas dire non plus que le djihad était important pour tous les musulmans. En fait, historiquement, la majorité des musulmans refusaient de contribuer au djihad, et ce même lorsqu’ils étaient attaqués. On retrouve ainsi des textes accusateurs tels le Livre du djihad d’al-Sulami (1105) pointant du doigt tout ceux qui n’auraient pas accompli le djihad.

En tant qu’historiens, nous ne pouvons peut-être pas nous libérer complètement de nos préjugés modernes. Mais au moins pouvons-nous essayer de mieux écouter ce que l’histoire a à nous dire ; elle est toujours beaucoup plus complexe que les conclusions que nous en tirons.


Suleiman A. Mourad est l’auteur de « La mosaïque de l’islam » (Fayard).

Cet article a été traduit de l’anglais par Rana Knio. Il est une version modifiée de celui qui a été publié dans le numéro 41 de Fellows n°41, « Islamic interpretation of past Holy wars », publication du Réseau français des instituts d’études avancées (RFIEA) qui a accueilli plus de 500 chercheurs internationaux depuis 2007. Il a été publié en collaboration avec Aurélie Louchart.

This article was originally published in English

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