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Affiche officielle du jeu God of War. Santa Monica Studios/Sony, CC BY

Dans « God of War », le joueur ne se prend plus pour un dieu

Le dernier né des studios Santa Monica et dernier opus en date de la licence vidéoludique initiée en 2005 par David Jaffe propose au joueur d’incarner une nouvelle fois Kratos, spartiate reconverti en dieu de la guerre avec le concours d’Arès et d’Athéna dans les précédents épisodes. Exit le panthéon grec massacré de façon spectaculaire dans le troisième épisode, le demi-dieu s’est désormais réfugié dans les montagnes enneigées du Midgard de la mythologie nordique pour y élever un fils dont il a la charge suite au décès de son épouse. Un voyage initiatique et introspectif mâtiné d’action brutale que le leader européen de la critique vidéoludique sur Internet, jeuxvideo.com, n’a pas hésité à adouber d’un prestigieux 20/20, note ultime décernée en tout et pour tout trois fois depuis les 20 dernières années.

Bien d’autres critiques lui ont depuis emboîté le pas, plaçant le jeu sur le podium des productions consoles les plus encensées de l’histoire sur l’agrégateur Metacritic, aux côtés de Red Dead Redemption et The Last Of Us.

Pourtant, de par la nature même de son antihéros, l’aventure proposée semble en décalage avec les deux autres jeux de ce panthéon, parfaitement représentatifs de la tendance depuis les années 2000 à aller vers un mode mimétique bas des protagonistes, que François Jost définit dans son ouvrage De quoi les séries américaines sont-elles le symptôme ? comme une focalisation du public sur un personnage humain mettant en avant ses failles et sa proximité avec le spectateur qui nécessairement s’attache à lui. Être un dieu guerrier est, dans l’idée, l’exact opposé, mais l’écriture et la réalisation de Cory Barlog semblent rejoindre un entre-deux typique de cette décennie culturelle.

Story trailer officiel du jeu mettant en avant le relationnel entre Kratos et son fils Atreus (Santa Monica Studio/Sony Entertainment).

Un mode mimétique haut tirant vers le bas

Les god games, ces jeux vidéo proposant aux joueurs de contrôler un monde virtuel à l’instar d’un dieu régnant depuis les nuages, ont instauré un dispositif certain quant au positionnement de celui ou de celle découvrant leur univers. Ici, il n’est plus question d’incarner un personnage au cœur de la diégèse mais bel et bien un narrateur omniscient prenant le contrôle du récit et façonnant son cours au gré de ses envies et de son imagination. Comme le déclarait Andrew Frederiksen, principal producteur du jeu Civilisation VI, au micro de Rafik Djoumi :

« On part de l’Histoire du monde et on donne les outils pour tordre, remixer et raconter sa propre version. »

Contrôler le cours de l’intrigue sans le subir véritablement semble alors être le mode mimétique le plus haut qu’il soit dans le domaine vidéoludique. Les god games vont finalement à l’encontre des théories de l’École de Constance qui veulent que le texte demeure fixe et inaltérable là où la lecture est éphémère et personnelle car, ici, l’intrigue est un bac à sable dont la fertilité est justement là pour permettre différentes interprétations et transformations.

God of War, s’il propose d’incarner un être divin et surpuissant, n’entre aucunement dans cette catégorie car le joueur demeure personnage et non pas narrateur omniscient. Plus encore, ce dernier opus s’articule essentiellement autour d’une humanisation de Kratos, passant ainsi du Fantôme de Sparte colérique et éminemment violent des précédents épisodes de la licence aux statuts d’époux en deuil et de père en pleine découverte de ses responsabilités. Même le principal antagoniste, Baldur, fils d’Odin connu pour son invulnérabilité, échappe à la divinisation qui pourrait le caractériser et offre dans les derniers chapitres de l’intrigue principale un visage profondément humain et faillible. Seules les figures emblématiques du panthéon nordique comme son père ou même son oncle Thor demeurent déifiées car leur seule présence intra-diégétique se fait par des bribes de dialogues disséminées çà et là afin de sous-entendre les menaces qu’ils représentent. God of War, malgré son titre, n’est pas un jeu vidéo raconté à hauteur de dieu : son ocularisation spectatorielle à la fois sur Kratos et Atreus insiste sur la fragilité de ces deux individus réunis dans le deuil et voués à découvrir le monde ensemble pour disperser les cendres de la défunte sur la plus haute montagne du Midgard.

Des collectibles comme des fresques retraçant les légendes asgardiennes, des corbeaux d’Odin, des statues de Thor, une apparition en fin de récit et autres artéfacts : la divinisation des grandes figures dans God of War se fait essentiellement par leur absence physique.

Atreus, le véritable interlocuteur du joueur

Si le personnage incarné par celui ou celle qui tient la manette demeure encore et toujours le féroce Kratos, c’est avant tout pour offrir une expérience ludique proche des précédents épisodes, alliant phase de plateforme et rixes endiablées avec, cette fois-ci, une grande part d’exploration. L’idée de retrouver une figure connue, désormais entrée au panthéon des personnages marquants du monde du jeu vidéo, se fait également sentir.

Mais la figure faisant véritablement le lien entre le public et le monde diégétique proposé est bien son fils, Atreus, un personnage non jouable accompagnant presque toujours le principal protagoniste : l’enfant s’émerveille en découvrant le monde autour de lui à l’instar du joueur explorant les moindres recoins de la carte.

C’est à lui que sont expliqués les différents éléments importants de la diégèse, là où Kratos les connaît déjà. Les moindres notes disponibles dans les menus sont contées et commentées par le garçon dont la voix est définitivement celle qui parle au joueur mais qui est également la sienne à l’intérieur de la diégèse dès lors qu’il questionne ses pairs sur les différents éléments encore obscurs pour le spectateur entrant progressivement dans ce monde de mythes et de légendes. Mais Atreus peut également être perçu comme un guide dont les réflexes d’invitation à la connaissance proviennent de l’équipe créatrice des studios Santa Monica. Dans son ouvrage Les Fictions de jeunesse, Christian Chelebourg analyse la présence diégétique de l’auteur au sein de la fiction au prisme de la théorie de Roland Barthes :

« La mort de l’auteur, dans les fictions de jeunesse se paie aussi de la naissance du personnage, interlocuteur direct du lecteur. Écrivains et cinéastes semblent bien, pour leur part, s’en être avisés et y avoir vu un biais permettant de faire rejaillir sur leur fonction un peu du lustre qu’ils donnent à leurs créatures ».

Atreus, dont le nom renvoie au personnage de la mythologie grec assassiné par son propre fils Egisthe, est à la fois un guide et une source de mystère supplémentaire pour le joueur.

Celles et ceux qui pendant plusieurs années ont appréhendé la mythologie scandinave invitent désormais le public à marcher dans leurs pas afin de découvrir un monde qu’il ne connaissait potentiellement pas ou peu auparavant, une culture qui depuis quelques années s’est vue offrir à nouveau le devant de la scène à la fois au cinéma avec le blockbuster Thor : Ragnarok de Taika Waititi en 2017 et la série American Gods de Brian Fuller et Michael Green adaptée la même année du roman éponyme de Neil Gaiman, les deux super-productions s’articulant toutes deux autour d’une diégèse mettant en scène l’imaginaire de Midgard et ses environs. Le mythique et le divin se faisant de plus en plus fréquents dans les cultures actuelles, les enjeux à venir en terme d’écriture des récits les mettant en scène s’articuleront essentiellement autour de l’angle sous lesquels les aborder.

Au même titre que les productions Warner Bros/DC Comics et Marvel Studios qui font depuis quelques années les beaux jours du cinéma hollywoodien, God of War tend à mettre en scène des surhommes dans un mode mimétique en opposition avec leur nature quasi-divine. Humaniser un dieu, qu’il se nomme Kratos ou Superman, revient à offrir aux spectateurs une hiérophanie de l’humain, une remise en question de l’essence divine mettant en avant le sempiternel questionnement sur sa proximité avec les simples mortels.

Si les modes mimétiques haut et bas persistent, ils sont en constante mutation, proposant au fur et à mesure des paliers successifs pour aborder différents personnages. Et le choix de la mythologie nordique pour cet épisode n’est évidemment pas innocent : si le panthéon grec peut se targuer d’une immortalité finalement mise à mal dans l’opus précédent, les dieux des terres enneigées d’Europe du Nord ne sont aucunement épargnés par le trépas. Et l’incursion du spartiate qui a le sang de Zeus sur ses mains dans ce monde de figures mythologiques vulnérables ramène à l’un des discours prépondérants de la culture de masse actuelle : les dieux ne sont-ils finalement pas des hommes comme les autres ? Mais à l’ère du développement numérique et des nouvelles technologies où la civilisation humaine ne cesse de créer et de transformer le monde en fonction de ses propres désirs, cette interrogation peut également se poser dans l’autre sens.

Hellblade : Senua’s Sacrifice, sorti en 2017, proposait déjà une incursion dans la mythologie scandinave (Ninja Theory).

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