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Dans la plaine de Crau, l’empreinte des Romains se voit encore sur le sol et la végétation

Une bergerie de la plaine de Crau, datant du XIXe siècle et encore exploitée. Lionel Roux/Maison de la transhumance, Author provided

À l’heure où l’on invite souvent à « ré-ensauvager » nos paysages, on peut légitimement s’interroger sur la réussite de tels projets. L’emprise actuelle de l’humain sur la nature, mais aussi celle qu’il y a laissée dans le passé – comme les bergers romains quand ils gardaient leur troupeau sur les bords de la Méditerranée – rendent ce vœu peut-être illusoire.

On désigne comme « écologie historique » la discipline scientifique qui s’intéresse aux conséquences des activités humaines passées sur la composition et le fonctionnement des écosystèmes actuels. De nombreux travaux relevant de ce domaine ont déjà démontré la forte rémanence des perturbations anthropiques sur le très long terme.

Nos massifs forestiers sont ainsi toujours marqués dans leur composition floristique par la présence de villas romaines pourtant abandonnées depuis plus de 1600 ans. Et certaines prairies d’Europe du Nord voient encore leur constitution et leur richesse influencées par la densité des populations à l’âge du Fer, il y a plus de 2000 ans.

Mais dans leur très grande majorité, ces travaux ne concernent que le sol et la végétation d’une seule époque historique, et pour un nombre très limité de sites. Ils ne permettent pas de reconstruire la dynamique temporelle de cicatrisation après l’abandon de ces anciennes occupations, ce que l’on appelle plus communément « le retour de la nature ».

En attendant de pouvoir voyager dans le temps, nous pouvons néanmoins le remonter à travers l’espace. Il faut pour cela qu’une activité humaine se soit répétée à l’identique sur une longue période en différents lieux d’un même habitat. Une telle collection de sites historiques proches permet alors d’étudier le retour de la végétation naturelle de sites ayant des dates d’abandon différentes. C’est un cas exceptionnel en écologie historique car de nombreuses pratiques anciennes ne se perpétuent pas sur le long terme. Elles disparaissent, se « modernisent » ou sont effacées par d’autres usages, empêchant leur enregistrement archéologique. Nous avons rencontré ce cas dans la plaine de Crau.

Dans la plaine de Crau, la marque du pastoralisme

Ancien delta de la Durance, la plaine de Crau est située dans le département des Bouches-du-Rhône entre la Camargue et l’étang de Berre, au sud de la chaîne des Alpilles. Elle est considérée comme la seule steppe d’Europe occidentale, un vaste espace couvert essentiellement d’herbes, encore appelé localement « coussoul » du latin « cursorium, l’espace que l’on traverse, que l’on foule du pied.

Plus que son sol maigre ou le climat méditerranéen qui y règne, ce sont plusieurs milliers d’années de pratique du pastoralisme associant pâturage ovin itinérant et feux courants qui sont à l’origine de cette végétation. Au fil des siècles s’est donc constitué un écosystème unique au monde, abritant une très grande richesse biologique hélas menacée aujourd’hui par l’installation de cultures intensives et de sites militaires ou industriels.

Pour abriter les troupeaux, des bergeries y ont été construites depuis l’époque romaine avec la présence systématique d’un enclos attenant pour trier, sélectionner ou encore soigner les bêtes. Ces bergeries ont été régulièrement abandonnées en fonction des aléas historiques locaux mais toujours reconstruites plus ou moins selon le même principe et en réutilisant bien souvent les matériaux des structures précédemment délaissées à proximité.

Les anciens enclos comme marqueurs

Grâce à l’aide d’archéologues, il a été possible d’étudier les sols et la végétation actuelle de plus d’une trentaine de sites utilisés durant l’époque antique (200 av. J.-C. – 475 apr. J.-C.) et l’époque moderne (> 1500 apr. J.-C.) entre les XVIIe et XXe siècles.

Pour la période des grandes invasions et durant tout le Moyen-âge (475 – 1500), l’instabilité politique n’a pas permis la création et l’occupation de bergeries. Nous avons étudié la végétation dans les anciens enclos de ces dernières, facilement repérables grâce à la persistance de murets ou de fondations en galets.

Au printemps, durant le pic de floraison, nous avons identifié l’ensemble des plantes d’une surface standard. Le sol a également été échantillonné à quelques centimètres de profondeur pour analyser des variables chimiques constituant des marqueurs des anciennes activités humaines, comme le taux de phosphore disponible ou de carbone organique.

Fondation d’une ancienne bergerie romaine dans la plaine de Crau. Frédéric Henry/IMBE, Author provided

Carbone, phosphore et fertilité

Nos résultats ont montré que même après plus de 2000 ans d’abandon pour les sites de l’époque du Haut-Empire romain, la végétation est toujours marquée par les activités humaines anciennes au sein de ces enclos, comme si l’empreinte de la concentration des brebis refusait de s’effacer. La composition floristique change rapidement les décennies suivant l’abandon, mais elle reste finalement différente de la végétation steppique témoin où aucun enclos ne semble avoir été construit.

L’absence de retour au stade initial ou de « résilience » de cette végétation sur le très long terme peut alors s’expliquer par la rémanence des impacts de la concentration des brebis sur le sol.

Même après deux millénaires d’abandon, le sol des anciens enclos romains demeure significativement plus riche en carbone et en phosphore. Deux éléments apportés par les déjections des brebis durant leur concentration dans ces enclos. Les sécheresses récurrentes peuvent alors expliquer la très lente minéralisation de la matière organique excédentaire déposée.

Pour le phosphore, il est connu pour être peu mobile dans le sol, contrairement à l’azote qui est un élément nutritif prélevé très rapidement sous forme de nitrates par les plantes, ou lessivé par les précipitations.

La diminution très lente de ces éléments a pour conséquence une véritable succession d’espèces de plantes sur le très long terme. Les plantes typiques des enclos, qui aiment les sols très riches en matières organiques, laissent alors progressivement la place à celles typiques de la steppe lorsque la fertilité du sol diminue.

La cohabitation de ces différents types d’espèces mène à une sorte de « nouvel écosystème » dont la végétation est aujourd’hui encore significativement plus riche que la steppe alentour !

Des perturbations rémanentes

On comprend alors que ces résultats interrogent fortement la capacité des écosystèmes à revenir à leur état initial, après une perturbation finalement très légère à l’aune des pressions anthropiques contemporaines.

On peut ainsi se demander dans combien de temps la nature deviendra résiliente aux effets de l’agriculture industrielle ou de l’urbanisation rampante !

En matière de « ré-ensauvagement » comme de restauration écologique active des espaces naturels dégradés, il ne faut pas se fixer un état de référence figé tel une carte postale ou une peinture ancienne. La très longue rémanence des perturbations, les évolutions socio-économiques ou climatiques actuelles semblent avoir à jamais changé la donne.

En revanche, la résilience globale de la nature est toujours à l’œuvre et de « nouvelles natures » vont s’offrir à nous. À l’image de celle des Romains dans la steppe de Crau, notre empreinte sera indélébile pour les millénaires à venir.


Cet article a été rédigé en collaboration avec Frédéric Henry, ex-doctorant à l'Université d'Aix-Marseille, professeur de biologie au collège et au lycée.

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