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Dans la valise des chercheurs : quand Murakami racontait le Japon à travers les attentats de 1995

Les forces de l'ordre en pleine intervention le 20 mars 1995 après l'attaque au gaz sarin dans le métro de Tokyo. NBC News

6 Juillet 2018 : le Japon retient son souffle. Shoko Asahara, fondateur du culte Aum Shinrikyo, ainsi que ses plus éminents complices sont exécutés par pendaison pour divers crimes, le plus spectaculaire d’entre eux demeurant l’attaque du métro de Tokyo au gaz sarin le 20 mars 1995, provoquant la mort de 13 personnes et blessant grièvement plus de 6 300 Tokyoïtes.

En 1997, le romancier Haruki Murakami publie Underground au Japon, un ouvrage journalistique retraçant les tragiques événements du 20 mars 1995 à travers sa vision de citoyen japonais mais également les témoignages de certains membres de la secte criminelle et de rescapés de l’attaque. Le livre, paru en 2013 en France, fait écho à l’actualité de ce début d’été 2018.

Chizuo Matsumoto, dit Shōkō Asahara, fondateur en 1984 d’Aum Shinrikyo (Aum Vérité suprême), lors de son arrestation en 1995 pour avoir commandité l’attaque du métro.

Une volonté de témoignage et de réalisme : la société japonaise au prisme du drame

Underground s’ouvre sur un plan des lignes de métro touchées par l’attaque, donnant de fait au lecteur la possibilité de situer géographiquement le récit qui se déroulera par la suite sur plus de 500 pages. La préface s’attarde, via une note de bas de page, sur historique de l’arme utilisée : le gaz sarin fut développé par les nazis dans les années 1930 et fut également utilisé par l’Iraq lors du génocide kurde. Une goutte de sarin de la taille d’une tête d’épingle suffit à tuer une personne.

En débutant son ouvrage de cette façon, Murakami met en place des éléments narratifs d’un pragmatisme glaçant : l’auteur n’a pas l’intention de romancer mais bien de retracer ce sinistre événement de la façon la plus directe et réaliste possible. Si l’idée n’est pas nécessairement de faire vivre au lecteur le cauchemar enduré par les Tokyoïtes minute par minute, Murakami veut relater l’ensemble des événements en étant aussi fidèle que possible à la réalité.

En prenant pour point de départ la lettre d’une lectrice du magazine Ladies’ Home Journal relatant le licenciement de son mari incapable de travailler suite à l’intoxication au sarin, l’auteur va plus loin que la simple description d’un acte terroriste et de ses répercussions sur la vie de milliers de personnes : il met en évidence les travers de la culture japonaise du travail :

« Comme si ça ne suffisait pas d’être victime d’une violence purement arbitraire, cet homme avait souffert d’une « victimisation secondaire » (la violence quotidienne au sein de l’entreprise, insidieuse et pénétrante). […] Pour une raison quelconque, ses collègues avaient stigmatisé ce jeune employé – “Eh ! C’est le type de cette attaque bizarre” –, sans qu’il se retrouve jamais dans cette image de lui-même. »

En menant de nombreux entretiens de janvier à décembre 1996, Murakami compile une somme de textes astronomique qu’il retravaille pour éviter répétitions, hésitations et digressions. Il organise l’ensemble afin de rendre compte au mieux des événements, de leur impact sur la société japonaise mais également ce qu’ils en révèlent.

Avec l’appui de deux assistants, Setsuo Oshikawa et Hidemi Takahashi, l’auteur est parti en quête de matière pour Underground, se heurtant parfois aux difficultés propres à la politique de protection des témoins et des victimes. Bien souvent, seuls les Tokyoïtes présents sur les listes officielles des hôpitaux données dans les médias avaient la possibilité de parler à l’équipe de Murakami. La pression sociale et la peur liée à l’« aura » du gourou ont également muselé certains témoignages, renforçant la propension des citoyens et des travailleurs de Tokyo à rester dans un certain cadre, à ne pas faire d’esclandre, à minimiser le drame afin de ne pas tout chambouler, quitte parfois à fermer les yeux :

« Après l’arrestation des principaux membres de la secte Aum, les gens ont eu moins peur des représailles, mais ils ont continué à refuser – “Mes symptômes ne sont pas vraiment graves, ça ne vaut pas la peine de faire une déclaration” –, ou bien, dans plus d’un cas, les survivants eux-mêmes étaient désireux de parler, mais leur famille s’y opposait […] il y a également peu d’interviews de femmes, car il fut plus difficile de les retrouver grâce à leur seul nom. Les jeunes filles célibataires au Japon – et ce n’est que pure conjecture de ma part –, n’apprécient pas que des étrangers leur posent des questions. »

Dans son désir d’éviter de se retrouver, comme il le dit, avec « une collection de voix désincarnées », Murakami s’est attaché à interroger ses témoins sur leur passé, leur scolarité, leur famille et surtout leur emploi, afin de les rendre plus humains, plus profonds, plus représentatifs de la diversité tokyoïte. C’est ce qui fait d’Underground un récit marquant, raconté à hauteur d’être humain, guidé par le désir journalistique de rendre au mieux la vérité de l’instant :

« Le récit d’une victime anonyme est mineur pour les médias en quête de sensations et d’émotion, si bien que les rares témoignages publiés n’étaient qu’un assemblage clinquant de formules vides. […] la dichotomie classique du “méchant” identifiable et du “bon peuple”, mais sans visages, procure une bien meilleure histoire. »

Le 20 mars 1995, le 20h de France 2 traite l’événement en première partie de journal.

Rescapés et disciples de la secte : l’impartialité d’un récit important

Au même titre que Claude Lanzmann qui, dans son œuvre autour de la Shoah, a donné la parole aux victimes mais également à leurs bourreaux, Murakami ne se contente pas seulement des récits de rescapés, qu’ils soient présents au moment de l’attaque ou indirectement touchés à travers leurs proches et leurs familles : il s’intéresse également à la vision et aux propos des disciples d’Aum Vérité Suprême.

La secte adepte du syncrétisme, gouvernée par Shoko Asahara, comptait des milliers de membres, souvent âgés entre 20 et 30 ans et pour la plupart diplômés ; parmi eux se trouvaient des experts du droit ou des scientifiques, servant évidemment les intérêts du culte lorsqu’il s’agissait de se défendre ou d’attaquer. Aum était également gouvernée par la technologie (ou une apparence de maîtrise technologique), Asahara utilisant d’étranges casques à électrodes visant à « contrôler les esprits » ainsi que diverses vidéos allant du spectacle classique de propagande au dessin animé le mettant en scène comme un véritable superhéros.

Que ce soit à travers des vidéos grossièrement truquées ou un dessin animé parfaitement enfantin, Shoko Asahara était fermement décidé à faire croire aux siens qu’il possédait des pouvoirs extraordinaires.

Donner la parole à celles et ceux qui tombèrent volontairement ou non dans les filets du gourou est d’une importance capitale non seulement pour l’impartialité du récit mais également pour rendre compte du besoin parfois prégnant d’individus qui, ne se sentant pas en phase avec une société gouvernée par la performance, souhaitent s’inscrire dans un courant plus spirituel, au risque d’être manipulés par un individu. Dans Underground, Murakami présente chacun de ses interlocuteurs à travers un texte mettant en avant les éléments clés de sa vie et de sa personnalité. Qu’il s’agisse des survivants ou des membres d’Aum, le type de présentation demeure le même, mettant parfois en corrélation ou en opposition certains traits de caractère des individus avec leur place dans le récit, comme peuvent en témoigner les dernières lignes de présentation d’Akio Naminura, passionné de philosophie, d’art et de littérature :

« Les films de Hayao Miyazaki le font pleurer. “Ça prouve que j’ai des sentiments humains normaux”, dit-il ».

Bien que la seconde partie de l’ouvrage, consacrée aux entretiens des membres de la secte, soit moins fournie que la première, qui se concentre sur les rescapés et leurs proches, Murakami aborde les deux camps sans jamais les opposer véritablement. Il les met en relation, que ce soit par ses interventions personnelles ou l’agencement du plan du roman, et dessine en filigrane une conclusion humaniste qui pointe les dérèglements d’une société entièrement articulée autour du paraître, de l’efficacité et du besoin sans fin de production et de renouvellement. Une société qui délaisse l’individu et le transforme en automate. On comprend mieux, dès lors, pourquoi certains ont suivi aveuglément un individu qui se présentait comme divin, mû par une soif de pouvoir extraordinaire et visant à commettre un coup d’État. Après son arrestation, Shoko Asahara fut destitué mais Aum continue d’exister sous le nom d’Aleph. Certains membres, comme Mitsuharu Inaba, opèrent une transition progressive, Murakami soulignant qu’« Il y a dans sa chambre un petit autel avec une photo du Maïtre Asahara et une autre de sa sainteté Rinpoche, le nouveau leader d’Aum. ».

Underground de Haruki Murakami, éditions 10/18.

En s’incluant lui-même dans son propre récit, Haruki Murakami souligne que les événements du 20 mars 1995 et leurs répercussions ne concernent pas uniquement les victimes et les membres d’Aum Shinrikyo mais bien évidemment l’entièreté des citoyens nippons. Les périodes troubles qui jalonnent l’histoire des différentes sociétés – pas seulement au Japon – ne peuvent être analysées qu’au prisme simpliste d’une dichotomie Bien/Mal que rejette l’auteur dès la préface de son œuvre. Les événements relatés ont 23 ans cette année et l’exécution de Shoko Asahara et de ses adeptes ne vient pas clore le débat. De multiples interrogations sociétales restent d’actualité, à commencer par la gestion de la peine de mort au Japon. Underground a plus de 20 ans désormais, mais demeure malheureusement d’actualité par les interrogations qu’il soulève au sujet de l’obscurantisme, de la pression sociale et de la sécurité intérieure.


Underground de Haruki Murakami a été traduit du japonais par Dominique Letellier et a été publié en format poche aux éditions 10/18.

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