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Das Auto ? Un cas d’arrogance organisationnelle

L'usine Volkswagen à Wolfsburg en 1963. Roger W / Flickr, CC BY-SA

« Das Auto », cette publicité Volkswagen à la force de l’évidence. L’affaire du logiciel de trucage devenue maintenant le Volkswagate vient sérieusement ébranler cette affirmation qui n’appelle pas de réplique. Ce qui apparaît comme le plus grand scandale de l’industrie américaine n’a pas encore trouvé aujourd’hui son déploiement judiciaire. Il faudra du temps pour comprendre ce qui s’est passé dans la tête des ingénieurs de la plus grande entreprise mondiale de construction automobile.

Les questions du « cas Volkswagen »

Comment cette énorme tricherie a-t-elle pu être rendue possible sachant les risques encourus d’être pris la main dans le sac ? Les réponses à cette question ne manqueront pas d’être précisément documentées par les témoins qui seront convoqués lors des procès à venir et aussi lors des auditions publiques parlementaires qui ne manqueront pas d’être tenues à la Chambre et au Sénat américain.

À partir de volumineux rapports qui seront rendus publics, un cas Volkswagen sera écrit pour être enseigné dans les Business School du monde entier. Ce cas aura la même force pédagogique que le cas Challenger (1) et pourra être utilisé aussi bien dans des cours de morale des affaires que dans des cours de responsabilité sociale des entreprises ou dans des cours de management stratégique.

Les questions à poser en salle de classe ne manqueront pas. Pourquoi prendre un tel risque quand on est numéro un mondial ? S’agit-il d’un problème de gouvernance ? La codétermination, modèle allemand par excellence, est-elle à remettre en cause autrement dit les salariés assistant au conseil d’administration savaient-ils quelque chose ? Quel rôle a joué le Land de Basse-Saxe, l’un des actionnaires de la firme ? Qui savaient, qui ne savaient pas ? Qui a pris l’initiative d’écrire le logiciel truqueur ? Les ingénieurs de la firme ont-ils agi « à l’insu de leur plein gré » comme les coureurs du Tour de France accusés de dopage ?

Du made in Germany à la « voiture du peuple »

Dès maintenant, on peut toutefois se risquer à émettre une hypothèse, celle consistante à pointer du doigt ce que je nommerais l’arrogance organisationnelle. L’arrogance de la firme Volkswagen permet de comprendre ce trucage de logiciel, une arrogance qui s’inscrit dans une sorte d’inconscient, double dépôt historique, celui de l’histoire du made in Germany et celui de l’histoire de la firme.

Quelques mots tout d’abord sur le premier dépôt historique, le slogan made in Germany qui, à l’énoncer, déclenche immédiatement, comme par réflexe incontrôlé, l’idée du produit allemand comme sérieux, solide, durable. L’histoire montre que ce slogan, connu et reconnu de tous consommateurs du monde entier, était au départ non pas un slogan marketing pensé par des entreprises allemandes, mais un slogan politique anglais, slogan politique qui s’est retourné contre leurs auteurs.

Dans les années 1880 un courant néo protectionniste est animé en Angleterre par Joseph Chamberlain alors maire de Birmingham lequel constate que les emplois dans la sidérurgie locale sont menacés par les produits allemands notamment ceux de la quincaillerie comme les clous. Ne pouvant pas ouvertement s’opposer à la politique libre-échangiste du gouvernement Gladstone auquel il appartient, Joseph Chamberlain essaye de trouver un compromis qui soit politiquement acceptable ; au lieu de proposer une augmentation frontale des droits de douane sur les produits importés, il en appelle à la liberté de choix du consommateur anglais en faisant le pari implicite de son patriotisme pour acheter anglais.

De par la loi (1887) les produits importés fabriqués en Allemagne devront en effet être estampillés d’une étiquette stipulant clairement made in Germany. Le label made in Germany est ainsi conçu comme un repoussoir. Or, l’effet inverse se produit, le consommateur anglais se rue vers les produits made in Germany en dépit de leurs prix plus élevés, associant prix élevé et qualité. L’arroseur est arrosé, la mesure protectionniste anglaise se retourne contre ses auteurs.

Surpris, mais agréablement, le gouvernement allemand utilisera aussitôt le label et l’utilise toujours pour vanter la qualité allemande des produits allemands à l’exportation. Cette histoire made in germany qui remonte au début du XXe siècle solidifie l’évidence du « Das auto ». Une voiture comme ça ne peut être que fabriquée en Allemagne, par des ingénieurs forcément allemands comme ceux qui travaillent chez Volskwagen.

1936 Volkswagen Porsche Type 60 (VW V3). Georg Sander/Flickr, CC BY-NC

Le deuxième dépôt historique vient de l’histoire de la firme elle-même. Cette histoire est connue et documentée et il suffit de quelques brefs rappels. Volkswagen, la voiture du peuple, est un projet politique du front national nazi ; il s’agit de réunir dans un seul mouvement ouvriers et patrons après avoir détruit les syndicats ; il s’agit d’obtenir le consentement social par l’organisation de loisirs, la force par la joie, Kraft durch Freude, KdF Wagen. L’ingénieur Ferdinand Porsche et le chancelier Hitler signent un accord pour construire une petite voiture pour tous les Allemands, et cela à un prix accessible 990 marks soit l’équivalent de six mois d’un salaire ouvrier allemand ; ce projet exalte le culte de la prouesse et une usine voit le jour en quelques mois dans une forêt près de Hanovre en Basse-Saxe.

La culture de la prouesse

Hitler et Ferdinand Porsche posent la première pierre de l’usine en mai 1938. Les Allemands achètent alors leur future voiture par souscription en économisant chaque mois auprès de la banque du travail. Très vite, Volkswagen va fabriquer non pas des voitures civiles payées d’avance, mais des voitures tout terrain et des voitures amphibies pour l’armée allemande. « Das auto » sera un rêve pour les Allemands de l’entre-deux-guerres. Il est d’ailleurs intéressant de voir comment l’histoire boueuse de Volkswagen pendant le national-socialisme est détournée dans une vidéo comme pour expurger le mal par la dérision (das auto the bunker review by Hitler complaints)

1946 Volkswagen Kommandeurwagen Type 877 Käfer. Georg Sander/Flickr, CC BY-NC

L’histoire de la firme renvoie aussi au mythe de Phénix, la firme renaît vite des décombres. Après la destruction complète de l’usine, un ingénieur anglais subjugué par la capacité de la coccinelle à avoir survécu au bombardement remettra en marche l’usine pour construire des voitures servant à l’armée d’occupation puis viendra le temps de la dénazification et de la réhabilitation de Porsche et les compétences des ingénieurs allemands qui avaient participé à l’aventure industrielle de la firme seront à nouveau réutilisées pour reconstruire l’Allemagne nouvelle. Pour qualifier la culture de cette firme automobile, on pourrait parler d’une culture de la prouesse, un peu similaire à la culture de la Nasa où tout est possible, rien n’est impossible.

Le rôle de l’arrogance organisationnelle

En évoquant maintenant l’arrogance organisationnelle comme fil conducteur qui pourrait expliquer le comportement surprenant de la firme dans cette affaire de logiciel, je parle de l’organisation saisie comme forme (au sens du psychologue allemand Wolfgang Kôhler), telle « un tas de sable » sachant qu’un tas de sable est plus que la somme des grains qui le composent. Tout se passerait comme si l’organisation prise comme un tout, serait « imbibée » d’arrogance. L’arrogance organisationnelle vient en écho des travaux de Niels Brunsson qui portent sur l’hypocrisie organisationnelle.

L’arrogance organisationnelle d’une firme consiste à produire son propre jugement et ses propres règles indépendamment du jugement des autres. Cette autoproduction du jugement me semble la marque de fabrique de l’arrogance de la firme Volkswagen qui d’une certaine façon ignore les normes antipollution imposées de l’extérieur par les agences de régulation comme EPA tout en faisant semblant d’en tenir compte. Entre l’arrogance organisationnelle et l’hypocrisie organisationnelle, il me semble qu’il existe une différence. Les entreprises qui se trouvent en situation d’hypocrisie organisationnelle le sont, mais de façon contingente. Pour être performantes, les entreprises doivent répondre à des demandes contradictoires venant de multiples « parties prenantes » ayant chacune un agenda et elles n’ont pas d’autre choix que de se comporter de façon hypocrite. L’hypocrisie deviendrait alors un facteur de performance, un peu comme la politesse serait un facteur de civilisation pour renvoyer aux travaux de Norbert Elias.

Humiliés, les « arrogés » peuvent devenir brutaux

Les entreprises qui manient l’hypocrisie se mettent néanmoins en danger si elles sont prises « la main dans le sac » par qui débusquera l’écart entre la parole et les actes. Dans la pièce de Molière, Tartuffe perd tout, honneur et argent. Si l’hypocrisie organisationnelle met l’entreprise en danger, l’arrogance organisationnelle la met aussi, mais d’une façon très différente. Ce n’est plus seulement la réputation qui risque d’être écornée, la façon dont l’arrogance va être reçue par les arrogés c’est-à-dire ceux qui ont subi l’arrogance des contrôlés sera un levier pour agir contre la firme.

Dans le cas de Volskwagen, les arrogés sont les agences de régulation en charge de veiller au respect des normes antipollution, des agences dont on nie l’existence en les trompant de façon délibérée. Le comportement arrogant de la firme qui nie le statut de contrôlé et préfère contrôler les contrôleurs va produire un sentiment d’humiliation qui peut être contagieux dans un pays où la triche n’est pas admise. Les arrogés risquent de réagir brutalement, lorsque que le moteur de la machine judiciaire américaine va se mettre en route, le retour de manivelle risque d’être dangereux pour Volkswagen.Le futur cas Volkswagen sera riche d'enseignement pour les cadres du privé et du public.

(1) LAROCHE H., SAUSSOIS J.-M., (1986), “Challenger”, Centrale de Cas et de Médias Pédagogiques, G0376. Ce cas montre que l’explosion de la navette s’explique par des dimensions organisationnelles et managériales.

Cet article est publié dans le cadre du partenariat entre la Revue Française de Gestion et The Conversation France

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