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De la mauvaise défense de l’« islamophobie »

Une femme de confession musulmane assiste à la messe donnée en hommage au prêtre catholique Jacques Hamel à la cathédrale de Saint-Denis le 31 juin 2016, assassiné par un homme radicalisé à l'islamisme terroriste. Dominique Faget/AFP

La France a longtemps été l’incarnation l’idéal-typique de l’universalisme des droits de l’homme – chez Max Weber, l’idéaltype est une construction conceptuelle à laquelle la réalité est comparée. Or cette même France autorise, voire valorise, l’expression d’un inquiétant malaise face à l’altérité que les oripeaux « républicains » ne parviennent plus à dissimuler.

On a pu observer une nouvelle occurrence de ce malaise dans un récent débat télévisé à propos du port du foulard islamique entre Sara El Attar et quelques-uns de ses interlocuteurs.

Sara El Attar face à Pascal Praud et Elisabeth Lévy, CNews, 21 octobre 2019.

Du « droit » d’être islamophobe

La récurrence des propos de certaines personnalités médiatiques ou d’élus quant au « port du voile islamique » résonne avec une tribune récemment publiée par Libération le 12 octobre.

De nombreuses « personnalités » du monde intellectuel et médiatique avaient alors affiché un total soutien au philosophe Henri Pena-Ruiz, qui avait suscité un tollé après avoir déclaré en août dernier :

« On a le droit d’être athéophobe comme on a le droit d’être islamophobe. En revanche, on n’a pas le droit de rejeter des hommes ou des femmes parce qu’ils sont musulmans. Le racisme, et ne dévions jamais de cette définition sinon nous affaiblirons la lutte antiraciste, le racisme c’est la mise en cause d’un peuple ou d’un homme ou d’une femme comme tel. Le racisme antimusulman est un délit. La critique de l’islam, la critique du catholicisme, la critique de l’humanisme athée n’en est pas un. »

Je ne suis pas de ceux qui vouent le philosophe à la vindicte publique. Connu pour ses engagements progressistes, nul ne prétendra qu’il cède à une quelconque pulsion xénophobe. La liberté d’expression, dès lors qu’elle n’est pas en contradiction avec la loi, suffit d’ailleurs à justifier sa prise de parole publique. Mais s’agit-il bien de cette question dans la tribune de soutien susmentionnée ?

Un terme équivoque

Combien de fois sera-t-il nécessaire de dire l’équivocité du terme d’islamophobie ? Même si je pense que l’on aurait gagné à se passer de ce terme ambigu, il fait désormais partie du vocabulaire des sciences sociales.

Il désigne incontestablement un racisme lorsqu’il fait référence à l’opinion selon laquelle les origines culturelles des musulmans constituent un obstacle insurmontable sur la voie de la citoyenneté, et plus encore lorsqu’elle travestit sous ce nom la haine des arabo-musulmans.

Évidemment, le terme n’est aucunement raciste lorsqu’il est utilisé pour désigner une légitime méfiance à l’égard des visées de l’islam politique. Mais est-il alors approprié pour nommer le droit à la critique rationnelle de la religion musulmane ?

Ne pas distinguer ces registres sémantiques conduit à une extrême confusion. Or, le premier me semble totalement négligé par les auteurs de la tribune.

Être islamophobe n’appartiendrait selon eux qu’au nécessaire droit à la critique des religions. Ils passent ainsi à côté de la réalité des discriminations dont les « minorités » (au sens politique et non démographique du terme) sont victimes. La mobilisation en faveur de la laïcité, aussi louable puisse-t-elle être dans les intentions, éclipse la question sociale et sous-estime le risque d’une dérive xénophobe.

Quand la laïcité fait le jeu de la logique identitariste

S’il est légitime de se reconnaître dans une communauté politique, le « Nous » de cette communauté ne peut se bâtir sur l’exclusion d’un « Eux ». Cette passion nationale pour la laïcité emprunte dès lors, à l’opposé de l’universalisme revendiqué, à la logique identitariste.

Et, il faut le redire (bien que cela ait été fait, et bien fait, par Saïd Benmouffok dans Libération le 28 août dernier), la phobie ne peut être comprise comme un simple rejet.

Il y a surtout la peur et l’effroi suscités par la perception d’une menace. Si l’on souhaite critiquer les idées en épargnant les personnes, il faut ne pas recourir au concept de phobie, précisément parce qu’il confond les deux. Quel sens cela aurait-il, se demande justement Saïd Benmouffok, d’avoir peur du communisme sans redouter les communistes ? De même, peut-on avoir peur de l’islam sans craindre les musulmans ? Si l’on désire un examen rationnel, il faut tenir la peur à distance et, par conséquent, ne pas recourir à des termes dont les effets métaphoriques ne peuvent être maîtrisés.

La diversité n’est pas la différence

Derrière cette querelle, se perpétue l’affrontement entre un universalisme « décharné » – selon la suggestive expression d’Aimé Césaire dans sa lettre de 1956 à Maurice Thorez – ou de « surplomb » ou « abstrait », dont le principe régulateur est l’assimilation du différent (sous le nom d’intégration, désigne-t-on vraiment une autre fin ?) et un universalisme « pluriel », fondé sur la valeur de la diversité.

Certes, faire de la diversité une valeur ne va pas de soi. Mais la diversité n’est pas la différence. Ce point est trop souvent mal compris. Ma conviction est que nos sociétés contemporaines ne peuvent traiter dignement les individus qui la composent en faisant abstraction de leur diversité. Ce souci de déterminer les principes qui doivent être adoptés pour la prendre en compte ne saurait être confondu avec sa promotion managériale dont les effets pervers ont été soulignés par d’autres, notamment, Réjane Sénac.

Il convient donc, comme l’a souligné le philosophe Alain Renaut, d’éviter la soumission du divers à l’identique.

Il nous incombe de créer les conditions qui autorisent simultanément la promotion de la diversité et la perception de notre humanité commune : semblables, mais divers, divers, mais semblables.

Le candidat aux législatives canadiennies Jagmeet Singh représente avec force cette idée de diversité dans une unité nationale.

La diversité culturelle permet dès lors de « tester le type de diversification par lequel les “semblables” que sont les hommes en viennent à trouver dans la façon dont ils s’apparaissent comme “dissemblables” un marqueur ou une marque de leur dignité ».

Et nous retrouvons là l’œuvre du poète et philosophe martiniquais Édouard Glissant, et l’importance de la distinction entre « créolité » (définie comme valorisation de la différence identitaire) et « créolisation » (comprise comme processus de mise en relation d’univers hétérogènes.

Cette créolisation permet de comprendre pourquoi le paradigme de la diversité rompt avec la problématique identitaire. Et pourquoi on peut défendre un universalisme ouvert à la diversité tout en évitant le piège du différentialisme culturel (soit l’exaltation de la différence culturelle).

Cette crispation accentue ce que la philosophe Jean‑Marc Ferry a suggestivement nommé la « disjonction de l’universel et du commun » opérée par un « républicanisme de combat », lequel confond sacralisation de la nation et amour de la République. Malgré l’estime que je porte à nombre de signataires de cette tribune, je crains que celle-ci ne permette pas de dissiper le malaise.


L’auteur vient de publier « Le cosmopolitisme sauvera-t-il la démocratie ? » (dir.), Classiques Garnier, 2019 et publiera le 22 novembre « Le libéralisme politique expliqué aux jeunes gens », éditions Le Bord de l’eau.

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