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Pop conso-philo

De l’auto(au)mobile

Incarnation de la liberté ou crime environemental et esthétique ? J. Triepke / Flickr, CC BY

Un constructeur automobile s’étalait récemment et vaniteusement sur des affiches publicitaires en arguant de la forte température émotionnelle de ses modèles : « Certains hommes ne savent pas exprimer leurs émotions, pas nos designers ». Passons sur le simple fait que le bon design est celui qui n’a nul besoin de légende ou d’explication, puisque l’objet s’exprime alors de lui-même sans apprêt rhétorique.

L’auto symbole de progression, c’est fini

Ce genre de rodomontade publicitaire ne contraste-t-il pas avec la triste et ridicule ronde de voitures amorphes qui envahissent le paysage urbain ? L’industrie automobile ne continuerait-elle pas vainement à vivre dans la nostalgie d’une époque où l’auto était un mythe structurant de la société de consommation ?

Affirmons-le tout de go, l’automobile est confrontée à un problème anthropologique et symbolique majeur. Si elle fut un mythe à l’époque des Trentes Glorieuses, c’est que l’objet automobile rentrait en résonance avec les valeurs qui infusaient la société. Elle permettait de s’échapper, d’expérimenter la vitesse, l’illusion de la liberté et du pouvoir (sur l’espace, sur la machine), et surtout elle était un marqueur social très fort. Dans une société verticalisée, l’auto associait à l’ivresse des étendues l’espoir d’une progression sociale, voire d’un progrès tout court.

Mais, alors que ces grands idéaux se sont affaiblis, et que les grands récits de la modernité (bonheur, liberté, progrès) n’entrent plus une résonance avec la vie concrète des individus (la fameuse condition postmoderne), l’auto peut-elle encore sérieusement être le mythe d’une société qui appose de surcroît un regard désormais critique et quelque peu désabusé sur la consommation ?

Le manque d’audace du design automobile, et la totale incapacité d’un secteur à anticiper les enjeux de la mobilité à une heure de restriction des ressources naturelles et économiques ont comme écho la longue plainte de ces objets mobiles qui trimballent leur misère symbolique quand ils n’incarnent pas délibérément un crime esthétique.

Le paysage urbain. Thomas Kohler/Flickr, CC BY

Des clônes pour du vide

Alors que les progrès technologiques ont permis des variations infinies de matière, de couleur, de texture, nos périphériques sont bondés d’autos informes, objets vides de sens et de poésie, comme si ces clônes sans âme s’adressaient à « des hommes sans contenu » pour reprendre une expression du philosophe Giorgio Agamben. Le benchmark et le manque d’audace ont ôté toute intelligence et toute poésie à un secteur industrialo-culturel qui a pourtant abreuvé les consommateurs de fantasmes et d’un imaginaire glorieux pendant des décennies.

L’automobile était un objet de désir, lié à la possibilité d’une ascension sociale, d’une fuite, de griserie, d’un isolement dans un espace intime, d’un espoir de beauté ; elle n’est plus aujourd’hui qu’une contrainte, budgétaire pour les familles, inesthétique et polluante pour les citoyens.

La dimension magique de l’automobile qui permettait à chacun d’afficher ses rêves, son statut et ses aspirations s’est dissout dans le marc d’un marché atone qui voit la location prendre graduellement le pas sur la possession. Car il est aujourd’hui non seulement permis mais même recommandable de se déprendre de la possessivité automobile. La génération Y est sans doute la première qui n’a pas le réflexe de s’inscrire dans une auto-école le jour de ses 18 ans.

Désémantisation

Dans une société qui a perdu le sens de la progression, des aspirations et de la verticalité symbolique, l’auto a perdu sa désirabilité et sa dimension mythologique pour se muer en auto-tamponneuse. Par la vacuité de ses formes, l’absence quasi systématique de singularité et de parti-pris, elle ne raconte plus rien, ne promet plus rien et n’est plus qu’un objet anxiogène.

En se muant en bagnole, l’auto s’est proprement désémantisée, accumulant tous les inconvénients de la commodité – elle est chère à l’achat et à l’usage, polluante, dangereuse, ingarable, etc. – sans en avoir les avantages. Cette recommodification explique le la désaffection des clients alors que son prix relatif n’a cessé de diminuer depuis 50 ans, tandis que décuplaient ses performances techniques. On utilise désormais plus qu’on ne jouit d’un objet qui s’est anonymisé. Par une forme de désymbolisation, l’auto a perdu sa dimension mythologique.

Renault Espace 2.0, 1987. Kieran White/Flickr, CC BY

La Renault Espace sortie il y a tout juste 33 ans fût sans doute la dernière innovation automobile en proposant pour la première fois une « voiture à vivre », dessinée à partir de l’intérieur et non plus de l’extérieur. Inspirée à la fois du camping-car de Barbie et du Combi VW, l’objet qui n’était justement pas dans l’emphase, le spectaculaire ou l’ostentatoire proposait un vrai contrat : emmener sa tribu (famille, amis) dans un véritable espace mobile permettant de donner du sens au vivre ensemble. L’industrie automobile a complètement oblitéré cette évidence, à savoir qu’il s’agit de proposer des objets et services de mobilité et non plus de vendre des automobiles.

Exit l’auto, voici le nouveau mythe

La culture ayant elle aussi peur du vide, un autre objet de consommation semble avoir pris la place qu’occupait symboliquement l’automobile : un objet petit, maniable, rusé, intelligent, bon marché, permettant de se relier aux autres, de ne jamais se sentir seul, de s’amuser, d’explorer le monde, de s’informer, de se divertir…

Cet objet peut-être tour à tour un compagnon, un doudou, un agenda, un organisateur, un ordinateur bref, c’est l’objet littéralement parfait de notre société postconsommatoire ; celle sur laquelle se cristallisent le désir, l’envie et la nécessité mais aussi le partage. On ne se pose plus aujourd’hui la question de ne plus en avoir, comme ce fut le cas il y a trente ans pour la bagnole.

Smartphones. Esther Vargas/Flickr, CC BY-SA

Nous sommes tous prêts à faire des sacrifices pour nous doter d’un tel objet (et des services qui lui sont liés) qui promet la reliance dans une société qui n’est plus qu’une foule solitaire. C’est l’un des objets les plus chargés d’affect dans une société rompue aux charmes et délices du capitalisme émotionnel. C’est un objet vaillant, fiable, qui peut sauver des vies, ne nous laissera jamais choir et nous permet d’exister socialement en proposant des liens numériques, du divertissement, de l’information voire de l’ostentation. Si comme l’a montré Lévi-Strauss le mythe est un récit des origines, alors le smartphone nous raconte indéniablement l’avènement d’un nouvel ordre consommatoire.

En passant de l’auto au mobile, la société n’a pas seulement changé de mythe, elle abandonne la possession, l’accumulation et la spectacularisation pour se tourner vers le partage, le dialogue et l’efficience.

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