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De l’universalisme au différentialisme

Christine de Suède en conversation avec René Descartes, peinture de Pierre-Louis Dumesnil. Wikipédia

La méthode cartésienne s’inscrivait dans la tâche plus globale de redéfinir l’idée de l’homme, à travers une définition ouverte, puisqu’il ne s’agissait plus d’accoler à un sujet un prédicat (l’homme comme animal rationnel selon la définition aristotélicienne), mais de faire du sujet un acteur. L’acteur d’une pensée (je pense). Certes le terme d’acteur n’est pas cartésien, et sans doute fausse-t-il l’idée cartésienne de pensée qui oscille entre la simple conscience et une version plus intellectualiste qui l’identifierait à la raison. Toujours est-il que l’Homme pense, et que tous les hommes pensent.

« Le bon sens est la chose du monde la mieux partagée » cette célèbre formule ouvre le Discours de la méthode, et se précise ainsi : « cela témoigne que la puissance de bien juger, et distinguer le vrai d’avec le faux, qui est proprement ce qu’on nomme le bon sens ou la raison, est naturellement égale en tous les hommes ».

La seule différence qui existe entre eux est accidentelle ou contingente, ils ont plus ou moins de mémoire, plus ou moins d’imagination, plus au moins de célérité dans leur façon de raisonner. Mais cela est de peu d’importance, car

« pour la raison, ou le sens, d’autant qu’elle est la seule chose qui nous rend hommes, et nous distingue des bêtes, je veux croire qu’elle est tout entière en un chacun, et suivre en ceci l’opinion commune des philosophes, qui disent qu’il n’y a du plus et du moins qu’entre les accidents et non point entre les formes, ou nature des individus d’une même espèce. »

L’homme est tout à fait homme ou il ne l’est pas. La définition de l’humanité ne souffre pas de degrés. Les différences n’opposent pas plusieurs humanités, mais certains hommes à l’intérieur d’une définition commune. Certes, on ne peut nier ces différences. Mais Descartes propose une façon de les surmonter, et c’est précisément la méthode, le chemin : un chemin intégralement indexé sur les lois de la raison, et non sur des connaissances externes qui nécessiteraient d’appartenir à l’élite des doctes.

Le philosophe inaugure la modernité par ce geste de rupture qui arrache l’homme à la nature et à la hiérarchie des espèces, au profit d’une définition universelle qui accueille en son sein la singularité de chacun : penser est avant tout une expérience qui atteste de mon existence en tant qu’homme.

Mais alors, que s’est-il passé ?

Pourquoi l’universalisme est-il ainsi battu en brèche ? Pourquoi est-il interprété comme le symbole de l’oppression, le Cheval de Troie du colonialisme et de l’impérialisme, l’abri du racisme, de l’islamophobie ? Dans son essai L’universalisme européen. De la colonisation au droit d’ingérence, Immanuel Wallerstein entend montrer comment l’universalisation des valeurs a contribué à la domination du monde occidental à travers différentes figures historiques et théoriques ; on peut faire remonter à la controverse de Valladolid, en 1500, le premier grand débat qui oppose un Occident conquérant, défendu par Sepulveda, au respect des différences culturelles, dont le héraut est Bartolomé de Las Casas. Mais ce n’était pas l’universalisme moderne que l’on convoquait alors : il s’agissait de convertir les populations amérindiennes, selon l’un par la contrainte, selon l’autre par l’exemple de la vertu et de façon pacifique…

L’histoire occidentale des empires coloniaux et de leur discours justifie cette méfiance. Néanmoins, ce n’est pas parce qu’on en fit usage à des fins meurtrières, inhumaines de domination que ces fins sont inhérentes au concept même d’universalisme. C’est là confondre l’usage et le sens. Certes, on a beau jeu de démontrer l’interdépendance entre ces deux aspects de la chose, et qu’un usage n’est jamais externe à l’objet, ou que l’objet porte en lui les potentialités de l’usage. Pour autant, on peut aussi considérer que l’universalisme a permis au contraire l’émancipation des hommes et plus tardivement des femmes dans l’Europe des Lumières.

À chaque grande bataille de ces dernières années, et dont le cœur est souvent la laïcité, des discours en tous genres brandissent la différence comme ce qu’il y a à respecter. La différence au nom de la culture, au nom de l’histoire, au nom de la communauté, au nom de la singularité, au nom de la liberté même. Le respect de la différence en devient presque un fétichisme. La mixité, le métissage, s’en trouvent suspectés. Comme un déni de la différence qui doit être cultivée comme telle.

Certes, la bataille contre l’universalisme a des pères d’envergure dont la vulgate a imprégné les esprits. Marx au XIXe siècle découvre et démontre que ce sont les conditions matérielles de l’existence qui déterminent la conscience et non l’inverse : qu’il n’y a pas de pensée hors sol, de conscience détachée de l’existence concrète dont elle ne serait en réalité qu’un épiphénomène. Marx critique les droits de l’homme, comme mystification bourgeoise consistant à faire passer l’homme bourgeois et propriétaire pour l’homme universel, autrement dit transformant une particularité en un universel normatif, et ce faisant, excluant non pas en droit mais en fait toute une partie de l’humanité : « Constatant avant tout le fait que les “droits de l’homme”, distincts des “droits du citoyen”, ne sont rien d’autre que les droits du membre de la société bourgeoise, c’est-à-dire de l’homme égoïste, de l’homme séparé de l’homme et de la communauté » écrit-il dans la Question juive. Le fait a repris ses droits, au détriment du droit.

Nous voilà coincés entre deux héritages : celui de Descartes et plus tard des Lumières, et celui de Marx, dont la pensée s’est largement répandue dans les années 60, mais déjà bien avant dans le discours des anciens colonisés en guerre pour recouvrer leur indépendance.

Du différentialisme aux revendications identitaires

C’est la question de l’Islam qui a remis au cœur le débat en France. L’Islam lorsque homme ou femme s’en revendique dans l’espace public. L’Islam quand la femme porte un signe que certains estiment de soumission. La femme musulmane concentre alors la tension entre ces deux discours : l’universaliste dénonce le signe de son propre asservissement volontaire ou non, au nom de l’émancipation des individus par la raison et par la relégation de la croyance dans l’espace privé. Le différentialiste soutiendra le droit de la femme à choisir sa croyance, en usant d’une part et apparemment du même argument que l’universaliste : la liberté de l’individu, mais une liberté qui n’est plus identifiée au choix rationnel, une simple liberté d’opinion. D’autre part le respect culturaliste pour toute forme de différence, et la réduction d’une croyance religieuse à une tradition qui doit pouvoir se revendiquer dans l’espace public, car l’espace public doit précisément accueillir et protéger la manifestation des différences. Le différentialiste part d’une « bonne intention », tout en promouvant un relativisme des valeurs indépassable.

Or de plus en plus ce respect des différences et cette pensée relativiste s’inversent en revendication identitaire. Ainsi se multiplient les groupements minoritaires qui, au départ militants pour l’égalité des droits, font de leur différence une identité agressive qui se doit d’être reconnue dans sa clôture. Ainsi est née par exemple la vague de dénonciation d’appropriation culturelle : si au départ, il s’agissait légitimement de critiquer l’appropriation d’éléments d’une culture par une culture dominante, « emprunt déplacé » quand par exemple la culture américaine née de la colonisation européenne s’approprie des bouts de culture amérindienne transformée en exotisme, alors qu’elle repose sur l’extermination de ce peuple ; si la lutte contre le « pillage culturel » est donc indispensable, elle s’est pourtant déplacée vers une interdiction pour l’« autre » en général d’emprunter un signe, une mode, une tradition qui appartiendrait exclusivement à un groupement culturel humain. Les barrières s’érigent, les groupes se parcellisent.

Les différences contingentes dont parlait Descartes pour les exclure de la définition de l’humanité reviennent sous un jour essentialiste. La différence devient l’identité. Et sans doute le problème vient-il du terme d’identité lui-même dont le sens est ambivalent. S’il tend d’un côté vers la mêmeté, le fait que chacun est identique à l’autre sous l’angle de l’humanité ou de son appartenance à l’humanité, il est plus souvent pris comme ce qui me distingue des autres, et génère de lui-même l’autre notion avec laquelle il fait couple, à savoir la différence. La revendication identitaire est certes née de la domination, de l’exclusion, du rejet lui-même adossé à des raisons « identitaires ». Mais la seule réponse possible à la domination est-elle une réponse en miroir de ce sur quoi elle se fonde ?

Étrangement, ce sont souvent les discours dits de gauche qui promeuvent la différence, quitte à ériger des frontières symboliques entre les groupes humains, au nom de la tolérance parfois proche de la « charité » et de la mauvaise conscience, et d’une lecture marxiste de la domination. Si l’égalité doit se conquérir pas à pas par le combat politique, et c’est peut-être l’aspiration principale des partis de gauche, il ne faudrait pas oublier qu’elle est difficile à penser si l’on fait l’économie de l’universalisme. Et qu’à déconstruire celui-ci, on risque de ne plus pouvoir légitimer un combat non seulement pour l’égalité réelle, mais aussi pour l’égalité des droits fondée en dernière instance sur l’égalité des hommes. Or si l’égalité des droits de groupes identitaires vient en contradiction avec l’égalité des hommes en tant qu’ils sont hommes, n’y a-t-il pas un problème ?

Ne peut-on revenir à un discours universaliste qui prenne en compte les critiques que Marx a justement adressées à l’idée d’universalité lorsque celle-ci masque une domination, mais qui ne perde pas de vue l’Homme dans sa généricité, au détriment des différences qui sont autant de revendications identitaires, de fragmentation de l’humanité, et qui comme telles renoncent à la pensée comme mode d’émancipation ?

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