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Débat : Accomplir un acte de recherche, qu’est-ce que ça veut dire ?

Portrait de Pierre Bourdieu. Flickr / La demeure du Chaos, CC BY-SA

Selon la novlangue actuellement en usage dans le monde académique, une recherche doit être socialement utile, réalisée à la demande de décideurs publics ou d’investisseurs privés pour résoudre des problèmes concrets. Elle est contractualisée, financée, programmée, évaluée, conduite conformément à des règles de déontologie et doit déboucher au plus tôt sur des savoirs ou des savoir-faire valorisables économiquement et sur lesquels peuvent s’exercer des droits de propriété.

Ce genre de travail ne vise plus à accomplir un acte de recherche, acte indéterminé au départ et conçu, en toute liberté, à partir du travail des chercheurs. Le but visé est prédéfini par d’autres et la recherche consiste à trouver les moyens appropriés pour atteindre ce but.

J’ai cherché dans ma bibliothèque quelques auteurs pouvant nous proposer une vision alternative de la recherche en sciences humaines et sociales et je voudrais vous faire partager mes lectures, en commençait par Pierre Bourdieu, un chercheur du siècle passé, dont le style de recherche est, me semble-t-il, en voie de raréfaction.

On cite encore beaucoup Bourdieu, mais on oublie ce qui était sans doute le cœur de sa dynamique de recherche et sur quoi il insistait dans ses séminaires : une indépendance farouche, inscrite dans une longue tradition académique, et déjà formulée avant lui par nombre de penseurs de renom.

Autonomie académique

La posture de Bourdieu est une exacerbation de l’idéal d’autonomie académique. Elle peut se résumer à quelques prescriptions simples et radicales, extrêmement difficiles à mettre en œuvre dans le contexte actuel de la recherche scientifique française, européenne ou états-unienne.

Accomplir un acte de recherche consistait, pour Bourdieu, à rompre avec les évidences véhiculées par les médias, avec les responsables politiques et technocratiques, l’appareil statistique d’état, ou encore par les professions établies. Il s’agissait aussi de s’affranchir de la doxa académique (livres et théories à la mode, grands auteurs, programme officiel des concours, hiérarchie des thématiques et des disciplines…), et d’échapper aux évidences véhiculées par des praticiens qui affrontent uniquement les problèmes inhérents à leur fonction.

Ces transgressions méthodiques avaient pour but la production d’un résultat inédit. Non pas l’accomplissement immédiat d’une action socialement utile, mais la production d’une nouvelle représentation du monde, opérant un changement de perception qui, sur le long terme, pouvait déboucher sur de nouvelles possibilités d’action.

Bourdieu recommandait de faire preuve de réflexivité, autrement dit, de savoir qui l’on est et d’où l’on parle afin de mettre en suspens ses intérêts particuliers et de ne pas prendre ses opinions et celles de son groupe social d’appartenance pour des vérités établies. Pour lui, il était essentiel de remettre systématiquement en cause les choix de recherche que l’on fait, soit pour les justifier soit pour en marquer les limites. De tels efforts de réflexivité devaient permettre d’inscrire toute recherche dans un contexte historique, géographique et social précis afin d’éviter les généralisations abusives.

Quant à la confusion des rôles, Bourdieu disait qu’on ne peut être en même temps chercheur et militant, chercheur et expert, ou encore, chercheur et consultant. Le militant défend des convictions. Il ne cherche pas, il sait. On demande à l’expert de dire le vrai sur la base d’une expertise. Le consultant est tenu de répondre rapidement aux questions de son client sans déborder du cadre contractuel. Nulle place dans ces trois cas pour des résultats incertains et controversés liés à une recherche en cours.

L’application à la lettre et en permanence de ces quelques prescriptions est quasi impossible, et Bourdieu lui-même s’est parfois laissé aller à jouer les militants lors des grèves SNCF de 1995, les consultants lorsqu’il a enquêté sur Maisons Bouygues, et les experts au savoir universel vers la fin de sa carrière lorsqu’il a prétendu couvrir, à lui seul, tout le champ des sciences sociales.

Il n’en demeure pas moins que l’effort d’émancipation du chercheur qu’il appelait de ses vœux est la condition pour qu’une recherche puisse devenir un acte, au plein sens du terme.

La recherche sur commande est soumise à des normes qui forment un carcan autour d’elle : respect de la législation, des délais, des budgets, d’une déontologie ; contrôles de conformité, limitation à des préoccupations socialement légitimes, impératif de conclusions utiles.

La recherche n’est plus en avance sur son temps mais, dans l’air du temps. Le chercheur devient l’agent d’un donneur d’ordre, représentant d’une administration, d’une entreprise, d’un parti politique ou d’un syndicat. Dans ce rôle d’agent, il vise à résoudre des problèmes déjà identifiés, selon des voies et moyens programmables. Ce n’est pas inutile, c’est du service, du conseil et parfois de l’innovation, mais est-ce encore de la recherche ?

Selon Bourdieu, un chercheur pouvait accepter un financement sur projet, mais à la condition expresse de réemployer ensuite les informations recueillies à cette occasion dans le cadre d’un programme de recherche construit en dehors et à côté des prescriptions contractuelles. Ainsi, l’étude sur les maisons Bouygues est devenu un livre sur l’imparfaite explication des faits sociaux par l’économie orthodoxe.

Pierre Bourdieu et ses collègues ont pratiqué ce type de détournement transgressif à une époque ou les commanditaires laissaient souvent faire. Aujourd’hui, les clauses de confidentialité sont surveillées par des juristes. L’acharnement à contrôler tend à réduire la recherche à une prestation conforme au contrat qui l’encadre. La quête de savoir est hypothéquée par une bureaucratie qui semble déjà savoir ce qu’il faut chercher. Elle tend à éliminer tout ce qui n’est pas inscrit dans les axes prioritaires de la politique de recherche.

Penseurs résistants

Pour résister, il faut évoquer la figure de penseurs qui, tout autant que Pierre Bourdieu, ont défendu l’autonomie de la recherche. On pourrait citer Socrate, Abélard, Copernic et bien d’autres, mais j’ai choisi quelques auteurs plus inattendus dans le champ des sciences sociales et des humanités.

Norbert Elias dans La société de cour, (page 100-107 de la traduction française) lance une invitation pressante à ne pas instrumentaliser le savoir lorsqu’il écrit :

« Produire l’analyse sociologique d’une situation, c’est mettre provisoirement en suspens toutes les connaissances socialement utiles en cette situation. Pour vendre, le commercial est obligé de se persuader de la valeur de ce qu’il vend et de développer de l’empathie pour ses clients ; pour bien fabriquer, l’artisan est obligé de se sacrifier à son art et de satisfaire à toutes ses exigences ; pour triompher, le soldat doit ne songer qu’à la bataille et le courtisan doit analyser chaque situation, afin d’éviter toute occasion de se dévaloriser face à autrui. Les connaissances instrumentales utilisées en vue d’atteindre des buts pratiques sont aussi des croyances typiques d’une position sociale. Elles ont un effet en retour d’enfermement du sujet connaissant dans les limites de sa condition ; elles renforcent l’ajustement du champ de conscience à une position dans le monde. C’est pourquoi toute investigation sociologique sérieuse sur le milieu social où l’on vit, commence par l’examen et l’explicitation des savoirs localement utiles. Cette explicitation n’est complète qu’au prix du renoncement aux avantages qu’on en pourrait tirer si l’on s’en servait, au lieu d’en montrer les déterminants. »

James G. March, alors Doyen de l’Université d’Irvine en Californie écrit en 1967 :

« Une université n’appartient à personne, c’est une association d’hommes libres au sein d’une société destinée à encourager les traditions vénérables de l’étude. Une université n’est pas une agence du gouvernement. Les professeurs et le personnel ne sont pas des serviteurs de l’État, ils ne sont les serviteurs de personne. Ils servent un idéal et des traditions d’apprentissage qui ne sont subordonnés ni à un employeur, ni au titulaire d’une charge publique, ni à un parti quelconque. Un étudiant n’est pas un adolescent attardé, c’est un adulte intelligent et productif. Sa motivation est de permettre un futur meilleur, si possible avec l’aide de ses aînés, de ses enseignants, de ses parents et des gouvernants, mais sans eux si nécessaire. Une université ne peut être l’objet d’une négociation. C’est aux responsables politiques de décider s’ils sont prêts à en payer le prix. Quant à sa nature, il n’appartient à personne d’en décider. C’est une tradition dont nous avons hérité et dont nous assumons d’être les dépositaires. »

Ce qui se passe dans la recherche française aujourd’hui est la simple et triste reproduction de ce qu’ont vécu les universitaires américains. L’appel à l’autonomie de James March doit être réactivé chaque jour, comme dans cette saisissante déclaration de Lewis A. Coser lors du congrès de l’American Sociological Association en 1990 :

« Nous vivons une crise sans doute au moins aussi profonde que celles auxquelles nos pères sociologues et politiques ont du faire face, mais il est difficile de comprendre que c’est le cas si l’on consulte les derniers numéros de l’American Sociological Review et les autres grandes revues de la discipline. En fait, même s’il existe des exceptions honorables, en matière de pensée critique, nous sommes souvent contraints, tout comme dans la technologie électronique, de compter sur les importations : Habermas, Giddens ou Bourdieu servent de substituts aux produits critiques indigènes manquants. »

Le travail de recherche critique est la base indispensable à une éducation à l’esprit critique et, comme l’écrit la philosophe Martha Nussbaum dans son livre Not for profit. Why Democracy Needs the Humanites (2010) :

« Il n’y a pas à choisir entre une éducation tournée vers le profit et une éducation tournée vers une bonne citoyenneté. Une économie florissante exige ces talents mêmes qui soutiennent la citoyenneté : les défenseurs de ce que j’appelle “l’éducation tournée vers le profit » ou, pour le dire plus précisément, l’éducation tournée vers la croissance économique, ont une conception appauvrie des moyens qui permettent d’atteindre leur but”. »

J’ai réservé le dernier mot à Howard S. Becker qui, dans une conférence qu’il a donné en 2003 à l’European Sociological Association à Murcia déclarait :

« Essayer de rendre la sociologie pertinente la rendra inévitablement et nécessairement insignifiante. Pourquoi ? Parce que nous examinerons les problèmes tels qu’ils ont été formulés par les autres. […] Faisons les meilleures recherches possibles et ne nous inquiétons pas de savoir si quelqu’un trouve nos résultats utiles. C’est la meilleure façon de produire des connaissances qui seront utilisables, un jour, si quelqu’un est prêt à les essayer. »

Ce sont aujourd’hui les chercheurs américains qui portent la critique et c’est la recherche européenne qui est prise à son tour dans une gangue de conformisme. Il faudrait réagir alors même que, dans la pratique, c’est le nombre et le montant des contrats signés qui devient le critère réel d’évaluation des chercheurs et qui prend le pas sur la lecture et la discussion de leurs travaux.

L’article de Clémentine Gazlan sur les débats qui ont présidés à l’établissement des critères d’évaluation de l’Agence d’Evaluation de la Recherche et de l’Enseignement Supérieur (AEReS) montre à quel point la communauté des chercheurs en SHS est divisée face aux injonctions technocratiques.

Un acte de recherche véritable ne peut se faire que le regard tourné vers le futur, dans l’indifférence aux injonctions du moment et quoi qu’il en coûte. La production de connaissances nouvelles ne peut être un acte anodin, une simple étape dans une carrière fonctionnarisée, une simple réponse à une offre de financement. Il faut vaincre la résistance du réel et ça peut faire mal, y compris au chercheur lui-même. C’est en ce sens qu’on peut dire, encore aujourd’hui, que la recherche est un sport de combat.

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