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Débat : Comment renforcer la place des sciences sociales dans l’espace public

Les enseignants-chercheurs doivent réfléchir à de nouveaux modes de diffusion s'ils veulent toucher le grand public et peser dans les débats d'actualité. Shutterstock

Les universitaires ont un rapport magique à l’espace public. Ils pensent que le livre, la revue ou l’article qu’ils ont patiemment composé pendant des mois, voire des années, va mécaniquement trouver ses lecteurs une fois publié. La pression se relâche donc une fois que l’écrit existe, sauf que c’est là que tout le travail de diffusion doit commencer… Car l’espace public est saturé.

L’incitation à publier multiplie les travaux de recherche, qui entrent en concurrence avec des écrits journalistiques et d’autres « biens culturels ». Si on s’arrête, par exemple, sur Wikipedia comme vitrine encyclopédique, largement consultée, et que Google affiche dans ses pages de résultats, on constate que le moindre disque ou épisode de série, voire le moindre personnage de fiction, y fait facilement l’objet d’une notice sérieuse et détaillée, tandis qu’un travail scientifique d’importance n’y sera pas mentionné.

Une production très riche mais peu visible

Dans le milieu académique, l’attachement aux revues scientifiques est fort. Les articles qui les composent ont nécessité une recherche et une écriture au long cours. Ils sont soumis à l’évaluation des pairs, avec un système complexe de relectures anonymes, qui garantit, sur le papier, une vérification de qualité et une neutralité par rapport aux accointances personnelles. Ces revues sont primordiales aux yeux des universitaires, mais elles ont une existence publique très faible. Formellement même, leur aspect souvent austère, sans image de couverture ou avec des mises en page désuètes, les plombe terriblement face aux sites d’informations chatoyants.

Surtout, quel est le nombre de lecteurs de ces périodiques ? Les revues distribuées en librairies annoncent des tirages importants. La revue Etudes, par exemple, tire à 15 000 exemplaires. Les chiffres demeurent cependant énigmatiques pour les périodiques spécialisés moins bien distribués. Il n’est donc pas certain que l’effort fourni pour faire paraître un papier soit « récompensé » par une large diffusion. C’est même plutôt le contraire, car la masse d’articles publiés annuellement empêche en pratique toute possibilité d’en prendre connaissance, même pour les publics concernés. Aux États-Unis, 50 % des 1,8 million de papiers publiés dans les 28 000 périodiques existants ne sont jamais lus par personne. Et 90 % d’entre eux ne seront jamais cités. Dans la course au « publish or perish », c’est surtout la pensée qui périt.

À quoi rime une telle accumulation de connaissances, si elle ne sert pas ? D’autant qu’il y a certainement une demande sociale pour comprendre le monde qui nous entoure. À part pour quelques auteurs « stars », morts de préférence, l’immense majorité des écrits de sciences sociales demeurent invisibles. Pour des cohortes d’universitaires dynamiques et originaux, l’anonymat sera hélas la seule postérité.

Le problème n’est donc ni l’accessibilité des papiers, qui sont désormais souvent mis en ligne, ni le travail colossal fourni par les chercheurs, mais celui de faire exister les œuvres. Pour ceux qui souhaitent s’adresser au plus grand nombre, et croient en une valeur sociale de la science, tout reste à faire pour exister dans l’espace public. Voici cinq propositions en ce sens.

Préférer les livres aux articles

Récemment, lors d’un comité de sélection pour recruter un Maître de conférences, un collègue avait indiqué que dans l’examen des dossiers des candidats, un livre « comptait moins » que des articles. Il arguait du fait que le livre ne bénéficiait pas des mêmes vérifications scientifiques qu’un article. Faut-il tant mépriser le format livre ? D’une part, nombre d’éditeurs scientifiques procèdent à des évaluations externes de la qualité scientifique du manuscrit avant sa publication. En outre, le protocole d’enquête déployé par l’auteur sera visible dans le livre lui-même, donc vérifiable par ses lecteurs critiques.

D’autre part, le livre permet des développements analytiques sans commune mesure avec ce qu’un article peut accueillir. Il est unitaire, disponible, achetable, traduisible entièrement. Il « fait œuvre », à rebours d’une pensée totalement dispersée dans des articles indépendants, invisible pour les profanes.

Adopter des formes d’écriture accessibles

L’écriture universitaire est complexe, sérieuse, référencée, éventuellement technique ou adressée à des lecteurs avertis. Souvent, les universitaires considèrent que l’adoption d’un mode d’écriture plus accessible serait une trahison. Or, accessibilité et simplification ne se confondent pas. Une forme lisible d’écriture ne retire rien à la complexité d’une pensée.

Le politiste Jacques Lagroye disait à ses étudiants en amphi : « Faire de la sociologie, c’est raconter une histoire ». On peut garder en tête ce mot d’ordre, pour privilégier, dans l’écriture comme dans la lecture, ce qui relève de la mise en récit du monde social. Aujourd’hui, la centralité d’une écriture narrative est au cœur, par exemple, des travaux de l’anthropologue Boris Petric, qui dirige la Fabrique des écritures innovantes en sciences sociales. Elle est à la première personne du singulier dans l’entreprise d’ego-non-fiction portée par Ivan Jablonka, qui ouvre aussi l’atelier de l’historien pour voir comment la science se fait.

On pourrait aussi imaginer qu’un chercheur mette en ligne une version facilement lisible de ses travaux, tout en proposant à côté une version plus élaborée du même travail. Dans tous les cas, le renouvellement des modalités d’écriture n’enlèverait rien au plaisir d’écrire, voire le dynamiserait, au profit, pourquoi pas, du plaisir de lire !

Devenir le média

Faut-il fébrilement attendre que les médias ouvrent leurs colonnes aux universitaires ? Nombre de collègues ont répondu par la négative à ces questions, et animent des blogs hébergés sur des sites journalistiques pour publier rapidement et contrôler ce qu’ils diffusent. Ça reste cependant limité, et la structure des médias en France est une contrainte délicate à dépasser. Ainsi, il n’existe aucune émission consacrée aux livres de sciences humaines à la télévision. Quelle absence… Comment faire exister les travaux de sciences sociales dans des médias qui pensent que « livre » rime avec « roman » ?

Le seul moyen est d’aller plus loin encore et de devenir le média ! Cela signifie rappeler aux médias l’importance de l’agenda de la recherche. S’assurer que les journalistes suivent nos travaux, sur les réseaux sociaux par exemple, et non pas qu’ils nous contactent, en urgence, parce qu’on vient de leur passer une commande. Il faut investir bien davantage la télévision et la radio : Radio Campus, les radios associatives, les webradios, forger nos propres sons et les rendre disponibles sur une plate-forme comme Soundcloud. Et pourquoi pas aussi France Culture ! Les Lundis de l’Histoire sont animés depuis des années par d’éminents universitaires, et ça aurait dû faire école depuis bien longtemps.

Assurer un « service après-vente » des publications

Il faut publiciser toute parution au-delà du seul moment où elle a lieu. Il faut en organiser le « service après-vente », en considérant que la publication n’est pas l’achèvement mais bien le premier jour du reste de la vie d’une œuvre de l’esprit. Il faut la faire exister, par les envois presse appropriés, mais surtout en assurant sa visibilité : pour un livre, par exemple, obtenir des reviews sur les grands sites marchands.

Surtout, il convient de s’assurer de sa distribution auprès des libraires. Si les romans et les essais sont bien distribués, les ouvrages universitaires sont perçus comme relevant d’une littérature spécialisée, et d’une niche, quand ils ne sont pas confondus avec des manuels scolaires, et les portes de nombreuses librairies leur restent fermées.

Il faut faire du livre même un événement, sous la forme d’un lancement dans un lieu dédié, ou sous la forme d’une « offre de service » aux libraires, par exemple en leur proposant une rencontre avec des lecteurs. Toute une professionnalisation de la publicisation reste à pratiquer et à inventer.

Changer l’économie des laboratoires de recherche

Dans ces nouvelles tâches, les universitaires ne sauraient être seuls. Les laboratoires auxquels ils sont rattachés doivent leur prêter main-forte. Cela implique un changement fondamental de leur économie : d’une économie surtout interne, destinée à gérer les cours, les contrats de recherche et les activités dédiées, les labos doivent passer à une économie qui les fait entrer de plain-pied dans la cité.

Ils pourraient ainsi se doter de véritables attachés de presse qui feraient vivre la recherche au-delà des petits cercles d’initiés. Cela nécessite aussi des personnels capables d’investir Internet, en rédigeant par exemple les notices Wikipedia de leurs membres, et en animant des réseaux de lecteurs. Lors des congrès, qui rassemblent des centaines de chercheurs dans des dizaines d’ateliers, il faudrait tenir des blogs pour en assurer la visibilité, ou s’associer avec des organes de presse pour diffuser les derniers résultats de la science. Enfin, pour les traductions en anglais ou en espagnol, c’est aux laboratoires de trouver des pools de traducteurs, et négocier aussi avec des éditeurs étrangers, pour soulager les chercheurs de cette quête solitaire. L’ère du labo 2.0 est là.

Plusieurs collègues m’ont dit leur appréhension à l’idée d’intervenir dans la presse, ou d’exposer leurs travaux à de larges publics. De fait, le nouveau temps médiatique – celui des réseaux sociaux, des vidéos qui tournent en boucle, des lynchages en ligne – n’incite pas à s’exposer au-delà de l’audience des pairs. Mais proposer une science à guichets fermés n’est pas non plus une option, pas plus que ne l’est le renforcement de la posture parfois monacale des universitaires. Ceux d’entre eux qui estiment que leurs travaux sont utiles ou importants savent qu’en matière de valorisation des sciences sociales un mouvement d’ampleur reste à impulser.

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