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Débat : En quoi les classements des grandes écoles sont-ils politiques ?

Objectif accéder au podium: mais selon quels critères ? Elliott Brown/Flickr, CC BY

La France de l’enseignement supérieur a été traversée ces dernières décennies par deux forces qui l’ont transformée. La première est une massification sans précédent : entre 1980 à 2015, soit un peu plus d’une génération, le nombre d’étudiants en France est passé de 1,2 à 2,5 millions. La seconde est un marché de l’emploi de plus en plus difficile et exigeant : entre 1980 et 2015 le nombre de chômeurs est passé de 1,2 à 3,7 millions.

Dans ce contexte, et avec l’inflation des diplômes qui en a résulté, le niveau d’études ne suffit plus à départager les candidats. La réputation de l’institution dans laquelle on se forme devient un élément clé pour décrocher un premier emploi et débuter sa vie professionnelle. Quels sont alors les éléments sur lesquels la réputation d’une institution est bâtie ? Ces éléments permettent-ils d’évaluer avec fiabilité la qualité de la formation délivrée ? Comment les (futurs) étudiants choisissent-ils leur futur établissement ?

Pour les grandes écoles de management, comme pour les universités qui scrutent les nouvelles venues de Shanghai, un outil s’est imposé pour permettre d’évaluer cette réputation : les classements. Ils sont même devenus, à égalité avec la ville d’implantation de l’école, le premier critère (ex aequo) de choix de sa future école. Pourtant ces classements, qu’ils soient réalisés par des médias français ou étrangers, reposent sur un certain nombre de critères contestables, qui interrogent la mission même des business schools dans la société.

Le critère du salaire des diplômés

Il est un point commun à l’ensemble des classements réalisés par des médias s’intéressant aux grandes écoles : tous prennent en compte, voire pondèrent très fortement dans le cas du Financial Times (FT), le critère du salaire des diplômés : L’Etudiant, le FT – dont les récents changements méthodologiques ont été très contestés – Challenges, Le Point Le Parisien ou Le Figaro.

Le raisonnement qui conduit à prendre en compte ce critère est bien connu : les salaires à la sortie de ces écoles sont une préoccupation des étudiants, notamment de ceux qui auront un emprunt pour le financement de leurs études à rembourser, donc ils doivent être pris en compte. De même, le coût de la scolarité dans ces établissements étant de plus en plus élevé, ces derniers ont tout intérêt à afficher des salaires de sortie élevés afin de justifier un retour sur investissement pour leurs ex et futurs étudiants.

Les explications des écarts de salaires entre les diplômés de ces différentes grandes écoles sont pourtant bien connues de tous les acteurs de cet écosystème. Au-delà de la qualité des formations reçues, des compétences acquises ou des qualités intrinsèques des individus, les facteurs les plus décisifs dans le niveau de salaire des jeunes diplômés sont avant tout le type de métier exercé, le secteur d’activité, et la taille de l’entreprise.

Les « métiers du chiffre » tels qu’expert-comptable, analyste financier, trader, investisseur ou banquier d’affaires offrent ainsi de meilleurs salaires que les métiers de la communication, des ressources humaines, de la logistique, ou d’entrepreneur. De même certains secteurs, comme la banque, le conseil ou l’audit offrent des salaires plus importants que les secteurs du développement durable, de l’ESS, des médias ou des industries créatives et récréatives.

Le salaire à la sortie : simple indicateur ou « critère hiérarchisant »

Que les niveaux de salaires auxquels les diplômés de ces grandes écoles puissent prétendre soient affichés en toute transparence n’est évidemment pas choquant en soi. C’est même un devoir moral vis-à-vis de jeunes qui font, sur la base d’éléments vérifiés et fiables, des choix engageants pour leur vie personnelle à moyen et long terme. Mais se servir de ces données comme critère hiérarchisant relève d’une tout autre logique : elle fait du salaire – donc du type de métier, du secteur d’activité et de la taille de l’entreprise dans laquelle un individu travaille- un critère d’excellence.

La logique actuelle des classements induit plusieurs effets indésirables.

  • Elle incite d’abord les futurs étudiants à effectuer leurs choix d’orientation selon des critères exogènes à l’excellence des formations proposées par les écoles, mais pourtant présentés comme endogènes.

  • Elle favorise les choix de positionnement des écoles sur les métiers de la finance au sens large plutôt que les choix sur des métiers, secteurs et entreprises moins lucratifs mais parfois plus utiles pour la société : les métiers de l’accompagnement professionnel, le secteur associatif, les PME et TPE qui supportent le tissu économique local.

  • Enfin, elle applique une forme de pression sur les étudiants : les meilleurs candidats issus des meilleures prépas (ou non) vont avoir tendance à aller vers les « meilleures » écoles, c’est-à-dire celles qui forment aux métiers du chiffre et de la finance et préparent à des carrières dans un certain type d’organisations et de secteurs plutôt que d’autres.

La logique sous-jacente au critère du salaire à la sortie a aussi un effet indirect sur les grandes écoles de management elles-mêmes. Puisque celles-ci ont en commun, au sein des équipes dirigeantes comme chez les membres du corps professoral, d’être animées par une quête d’excellence, elles ne souhaitent pas apparaître « moins bonnes » auprès de leurs futurs étudiants en affaiblissant leur score sur ce critère essentiel du « salaire à la sortie ».

Mais dans leurs désirs, voire leur conscience du besoin de changement, les écoles sont limitées dans leurs options de transition par crainte d’être sanctionnées via l’enclenchement d’une dynamique baissière dans les classements. Les grandes écoles doivent donc composer avec la nature conservatrice de ces classements, qui malgré leur intention de favoriser l’excellence, freinent les positionnements innovants et les réorientations audacieuses souhaités aujourd’hui, qui seront les piliers de l’excellence de demain.

À l’heure où certaines personnalités importantes du monde des business schools, comme Eric Cornuel, Directeur général de l’EFMD (qui délivre la fameuse accréditation Equis), reconnaissent la nécessité de faire évoluer les critères d’accréditation des écoles de commerce afin qu’ils soient plus en phase avec la société, faudrait-il (enfin) reconnaître à ces critères un pouvoir normatif et transformatif de la société ?

À une époque où les défis sociétaux, écologiques et économiques d’un modèle économique dont tout le monde attend avec certitude la prochaine crise financière (celle de la dette étudiante américaine), faire évoluer les critères actuels est nécessaire mais insuffisant.

Peut-on continuer à faire des salaires de sortie le principal juge de paix de l’excellence ? Notre regard critique, aiguisé par l’expérience de la crise de 2008, les médias et des milliers de rapports scientifiques à travers le monde, doivent nous amener à rejeter ce raccourci « trumpien ».

D’autres critères plus difficiles à prendre en compte

Les classements et plus particulièrement le critère du salaire à la sortie sont bien de nature politique, puisqu’ils orientent les individus, leurs choix de vie, les institutions d’enseignement supérieur et à travers eux la société tout entière. Si l’évolution nécessaire des critères des classements vers de nouveaux indicateurs plus responsables et plus utiles pour la société était appréciée de tous, elle se heurte à la difficulté méthodologique majeure de pouvoir établir de nouveaux critères mesurables.

Dans leur récent ouvrage « Engines of Anxiety » consacré à la problématique des classements académiques appliqués aux law schools américaines, Wendy Nelson Espeland et Michael Sauder, respectivement professeurs de sociologie à la Northwestern University et à l’University of Iowa, décrivent admirablement les mécanismes des classements, leurs implications pour les différentes parties prenantes et les limites de la soi-disant objectivité des critères mesurables. Ils pointent également du doigt les effets sclérosants de ces outils sur les institutions, leurs personnels et bien sûr les étudiants et la société dans son ensemble.

Évidemment, le critère de l’« utilité sociale », tout comme celui de la « réussite » professionnelle ou de l’« épanouissement dans sa vie professionnelle » (et en dehors) que l’on pourrait appeler de nos vœux sont plus difficilement quantifiables et éminemment subjectifs. Ils mériteraient pourtant bien davantage d’être mesurés alors que d’autres critères comme celui des salaires, certes plus facilement mesurables, ont pourtant moins d’intérêt à l’être.

  • Une première piste de réforme du système des classements pourrait être de se tourner, plutôt que vers des classements généralistes, dont les différences de résultats d’un média à l’autre interrogent les lecteurs attentifs, vers des classements spécialisés. Ainsi, chaque classement aurait une ligne politique claire et stable dans le temps, qui assumerait une vision particulière et engagée de la mission des business schools, par exemple former des managers internationaux, former des managers pour le tissu économique local, former des managers « responsables », avoir un rôle d’ascenseur social, diffuser la connaissance et avoir un impact dans les grands débats publics, etc. Cette diversité aurait une vertu appréciable pour les grandes écoles : elle permettrait à chacune d’elles de se positionner sur des critères qui correspondent à la catégorie d’écoles à laquelle elles appartiennent. Chaque école n’aurait ainsi plus à être comparée aux autres sur la base de critères qui n’ont aucune pertinence au regard de la mission qu’elle se sont fixées, et qui sont de toute façon inexorablement favorables aux toutes « meilleures » business schools.

  • Une seconde pourrait être de se coordonner entre médias « classants » afin d’organiser entre eux, comme le font les grandes écoles entre elles, une forme de « coopétition », qui permet à chacun de récolter des données fiables directement auprès des écoles, des entreprises et de leurs étudiants, sans se cannibaliser et sans submerger les diplômés de questionnaires dont ils sont déjà saturés. La valeur ajoutée de ces différents classements ne serait alors pas seulement les données récoltées, mais les algorithmes de traitement de ces données.

Il est clair que les challenges qui attendent les représentants des médias, des grandes écoles et des autres parties prenantes à l’élaboration des futurs classements, dont il faut appeler le renouvellement de nos vœux, sont importants. Mais cette transition est aujourd’hui de plus en plus nécessaire.

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