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Débat : L’« open science », une expression floue et ambiguë

Au Centre de Recherche Interdisciplinaire, à Paris, un lieu où l'on plaide en faveur de l'open science. Site du CRI

Les journées de la « science ouverte » au ministère de l’enseignement supérieur et de la recherche sont organisées – du 4 au 6 décembre 2018 – dans le cadre du plan national pour la science du même nom. Il est lui même l’application au domaine de la science de principes d’ouverture exposés dans la loi pour une République numérique de 2016. Mais qu’est ce que cette « science ouverte » qu’il serait désirable d’atteindre ? En quoi la science actuelle est elle « fermée » et qu’est ce que cela signifie d’« ouvrir la science » comme l’indique le slogan des journées ?

De fait, le flou caractérise ce qui est « open » en général. Qu’est-ce qui fait qu’un logiciel revendiqué « open source » soit considéré par certains comme un logiciel libre mais pas par d’autres ? Github par exemple, un des symboles de la communauté du libre, est un service basé sur une grande part logicielle ouverte mais ses « core business values » sont propriétaires. Github peut être considéré comme open ou pas selon qu’on s’intéresse à la communauté, au service, à la partie « git » ou la partie « hub ».

Au commencement, la doctrine ultra-libérale

Pour essayer de tracer une rapide généalogie de ce désir d’« open », il est à noter qu’un premier avocat d’une société « ouverte » est le philosophe des sciences Karl Popper, qui voit dans une société individualiste, ouverte à la critique (en un mot une démocratie occidentale), la meilleure garantie contre une société totalitaire (The Open Society and its Enemies, 1942). Cette doctrine de l’open a été immédiatement enrôlée par les théoriciens de l’ultralibéralisme de la société du mont Pélerin comme Friedrich Hayek. Or, les premiers contestataires venant du monde du logiciel réclamant plus d’« open » dans les années 80 s’opposaient précisément à ce modèle de société libérale « ouverte", qui avait paradoxalement engendré des monopoles et des « enclosures ».

Le cas des publications scientifiques

Dans la même veine, la situation oligopolistique des grands éditeurs scientifiques révèle un monde fermé au cœur de la science. Le développement quantitatif spectaculaire de l’activité scientifique post deuxième guerre mondiale a contribué à l’inflation exponentielle du nombre de publications. Les éditeurs en profitent pour vendre leurs abonnements aux bibliothèques à des prix tellement prohibitifs que ces dernières en sont obligées à réduire leurs collections. Face à cette tendance, les gouvernements, forts de l’idée que les résultats de la recherche publique financée par les citoyens devraient être accessibles à tou.te.s promeuvent l’« open access ». Le « plan S » est une initiative impliquant de nombreuses agences de financement européennes affirmant leur volonté que les recherches financées publiquement devraient être lisibles par tou.te.s, soit en publiant dans des revues qui proposent un accès libre, soit en déposant une version d’auteur de leurs articles dans un dépôt d’archives ouvertes.

Mais pourquoi les chercheurs sont-ils si peu nombreux à déposer leurs publications en archives ouvertes quand ils en ont la possibilité ? C’est que les scientifiques ne publient pas pour être lus. Ils publient pour être récompensés. La science en tant qu’institution fonctionne grâce à ce système de récompense qui est aussi un système d’évaluation. En ce sens mertonien, l’activité scientifique est une « coopération compétitive » : le but est d’être le premier (à publier) et d’être reconnu comme tel par toute la communauté qui peut ensuite bénéficier des résultats. Dans cet ordre idée, il est plus important de publier dans un journal de haut prestige pour espérer être cité. Et les journaux de haut prestige appartiennent quasiment tous aux gros éditeurs privés.

Il existe de fait une catégorie de chercheurs opposés au Plan S : ils estiment qu’en les contraignant, on les empêchera de publier dans les revues les plus prestigieuses, bridant ainsi leur compétitivité. Cette idée choque ceux qui brandissent la « reproductibilité » (des résultats scientifiques) comme valeur essentielle. Les historiens des sciences savent depuis longtemps que la question de la reproductibilité est complexe et que la simple lecture d’une publication ne garantit en rien qu’on puisse en reproduire les expériences. Au-delà d’une vision naïve des conditions de reproductibilité, le système biséculaire de la publication avec évaluation est aujourd’hui de plus en plus critiqué. L’évaluation par les pairs des articles soumis, par exemple, est une tâche ingrate, anonyme, non récompensée et épuisante à cause de l’inflation exponentielle des articles à juger. Les problèmes de crédibilité qu’elles posent (mais aussi les initiatives « open » pour y remédier) montrent qu’il n’y a pas qu’un problème de domination économique des grands éditeurs. Il y a aussi un problème de confiance dans le système.

L’open access est flou : peut-on parler d’« open » quand l’auteur paye pour publier dans une revue qui ouvre gratuitement l’accès à ses articles (gold open access) ? Quand une revue à abonnement payant propose aux chercheurs de payer pour que leur article soit en accès ouvert (hybrid open access) ? Quand une revue décide d’ouvrir l’accès seulement à une certaine tranche d’articles (embargo) ? Les réponses varient selon les interlocuteurs… et selon les disciplines dont les usages bibliographiques peuvent être très différents. L’open access part de loin tant l’"enclosure" par les grands éditeurs est généralisée. Ce flou est aussi le résultat de négociations ardues entre éditeurs et gouvernements : la situation actuelle est captée par les éditeurs et la transition, même accompagnée d’un volontarisme politique, va être longue.

Des données socialement construites

Ce volontarisme politique actuel s’empare d’un autre volet de la science ouverte : L’open data, qui consiste à rendre accessible (dans la même logique que les textes des articles) les données de la recherche qui ont permis aux chercheurs d’arriver à leurs conclusions pour la « mutualisation, le croisement et l’appariement des données pour produire de nouvelles connaissances », selon les mots de la ministre.

Pour les historiens des sciences, cette rhétorique naïve des données comme « pétrole du XXIe siècle » pose un problème : les données ne sont PAS données, elles sont obtenues, pour citer le jeu de mots de Latour. Cela veut dire qu’elle ne sont pas une représentation objective de la réalité des expériences du chercheur, elles portent en elles les a priori des théories, ceux des méthodes, des instruments, des négociations… Elles sont aussi produites localement et les « voyages de données » étudiés par Leonelli montrent en quoi leur réutilisation est tout sauf naturelle.

Capitalisme des plates-formes

En revanche, le big data représente bien une sorte de pétrole pour le commerce, et si les grands éditeurs sont prêts à lâcher du lest sur leurs profits sur les textes, c’est que l’open data représente pour eux une formidable opportunité.

La position oligopolistique des grands éditeurs leur permet de racheter les initiatives « open », soit pour les étouffer, soit pour les englober, comme le font les grandes plateformes du capitalisme GAFAM et autres.

Le capitalisme des plates-formes de données est leur prochaine étape. En ce sens, la libération (de plus en plus obligatoire) des données par les chercheurs est une bonne nouvelle pour eux. De ce point de vue, l’open data risque d’être une ouverture très néo-libérale, captée par le capitalisme des plates-formes, et cette captation risque de survenir non pas par « l’enclosure », mais par la puissance financière et la capacité d’investissement dans l’infrastructure et les services. Le succès des réseaux sociaux privés comme Researchgate par rapport à des dépôts publics en donne un avant goût : ils fonctionnent sur la captation du chercheur (si c’est gratuit, c’est lui le produit) par le réseau social en échange de services bibliométriques, de diffusion ou de socialisation.

C’est ce qui fait conclure à Mirowski que « le but est en fait de réaligner la science sur le capitalisme des plates-formes sous la bannière trompeuse de la science ouverte pour les masses ». Sans aller jusqu’à jouer les cassandres, il est certainement nécessaire d’adopter une attitude critique vis a vis de ce qu’est et ce que peut être le monde de l’« open » pour accompagner l’ouverture de la science dans le monde du capitalisme des plates-formes.

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