Menu Close

Débat : Le harcèlement sexuel, conséquence d’une « mauvaise culture » ou de la « nature dangereuse » de l’homme ?

Détail du « Viol de Lucrèce », Titien. Wikipédia

Dans une tribune du Monde intitulée « Violences sexuelles : La nature a remplacé la culture comme origine de la violence » (9 janvier 2018), le politologue et spécialiste de l’islam Olivier Roy attire notre attention sur la coexistence de deux interprétations différentes du harcèlement sexuel des femmes : l’interprétation culturelle et l’interprétation naturelle.

La première a émergé principalement dans le contexte des agressions sexuelles qui eurent lieu lors du Nouvel An à Cologne en 2016, tandis que la seconde a été discutée dans le contexte de l’affaire Weinstein et des mouvements « balance ton porc » et « #MeToo ».

Selon Roy, après Cologne, « la faute était attribuée […] à la culture des agresseurs (en l’occurrence, bien sûr, l’islam). Les agressions commises par des hommes occidentaux… étaient soit minimisées, soit présentées comme relevant d’une pathologie individuelle… La solution était de promouvoir les “valeurs occidentales” de respect de la femme ».

Après l’affaire Weinstein, le scénario a changé. Les critiques portent désormais sur les dispositions « naturellement prédatrices » de l’homme en général. Mais pourquoi, après tant de tentatives pour calibrer la sexualité en tant que phénomène culturel et individuel, fait-on ce retour à l’explication « naturelle » ? Pour répondre à cette question, je présente ici une lecture élargie des motivations qui ont mené à ce déplacement de la culture vers la nature.

La disparition de la culture

Dans la civilisation libérale moderne, se référer à la culture est devenu problématique. O. Roy explique dans son livre La Sainte Ignorance que la montée du fondamentalisme religieux (islamique, chrétien, juif, etc.) qu’on a pu observer dans deux dernières décennies est due à une libéralisation des sociétés qui se sécularisent mais ouvrent – paradoxalement – la porte à la radicalisation religieuse.

La sécularisation mène à une séparation de la religion de la culture indigène dans laquelle la religion était originalement inscrite : « À force de séparer la religion de notre environnement, la religion va réapparaître en tant que religion pure », écrit Roy.

Sans valeurs culturelles concrètes avec lesquelles la religion peut dialoguer, la vérité religieuse se transforme en vérité absolue, à l’instar des vérités scientifiques. En résulte une forme de radicalisation.

Le politiquement correct

L’avènement du « politiquement correct » doit être vu dans ce contexte. Richard Bernstein, dans son livre La Dictature de la Vertu, utilise le mot dérapage pour caractériser ce qui se passe aujourd’hui dans l’Amérique (neo)libérale. Une bureaucratie de conseillers éducatifs, de « diversity trainers » et d’administrateurs inculque de façon formelle l’utilisation correcte du langage et des comportements s’efforçant d’être culturellement neutre.

Si les intentions étaient bonnes, le projet est devenu destructeur. Selon le célèbre sociologue Afro-Américain Orlando Patterson :

« La position du politiquement correct s’est développée au point où il est devenu normal de condamner et d’étiqueter comme racistes tous ceux qui se réfèrent – même si ce ne soit que provisoirement – aux problèmes sociaux et culturels ».

L’ère du « sexuellement correct »

Il faut replacer le débat ouvert par Olivier Roy dans ce contexte du politiquement correct, intimement lié aux effets d’une démarche qui a comme but de supprimer le concept de culture. Roy parle des « valeurs occidentales de respect de la femme ». Mais dans un monde où l’on ne se réfère plus à la culture, ces valeurs ne peuvent plus être exprimées que sous forme de normes abstraites et universelles. Cela va aussi pour « le masculin ». Il existe différentes sortes de masculinités en fonction des cultures. Mais dans l’affaire Weinstein, on préfère de parler du « mâle » en tant que tel.

Quand on définit l’homme en tant qu’être naturel, on croit se réfugier dans la nature, mais on se réfugie dans le « sexuellement correct ». Or, qu’est-ce qui peut être plus correct que la nature ? Le sexuellement correct est ici le politiquement correct compris comme un système de règles abstraites applicables dans tous les contextes parce que déconnecté de la culture. Domestiquer la nature de l’homme ne signifie donc plus corriger un rituel joué par les mâles dans certains contextes culturels, mais plutôt imposer aux hommes une deuxième nature.

Certains se sentent mal à l’aise avec ces ambitions qui essaient de réduire un comportement social et culturel à la nature : Anne Chemin a écrit une autre tribune dans le Monde évoquant « une courtoisie traditionnelle plus sensible au doux commerce entre les sexes » qui serait typiquement française. Ceux qui s’opposent à l’explication naturelle avancent des arguments culturels et il n’est pas étonnant qu’ils soient plutôt conservateurs. Après tout, les conservateurs veulent sauvegarder des valeurs, donc une certaine forme de culture. Pour les progressistes, le « sexuellement correct » est le corollaire des normes d’une civilisation universelle qui « va de soi », comme si elle pouvait se confondre avec la nature.

Les règles du jeu

Que veulent donc dire ceux qui s’attachent à l’argument culturel ? Veulent-ils agresser les femmes, les humilier et faire des blagues antiféministes ? Pas le moins du monde. Ils s’attachent plutôt à des règles implicites qui déterminent la vie sociale et qui fonctionnaient plus ou moins bien (tout est relatif) par le passé.

Les règles culturelles sont flexibles et élastiques, ce qui ne veut pas dire qu’elles soient inexistantes ni qu’elles soient constamment minées par un relativisme sous-jacent. La civilisation néolibérale a remplacé ces règles par une forme de « correction » moralisateur et statique. Les règles culturelles et même les lois peuvent être « infléchies » mais vous ne pouvez pas infléchir le « correct ».

Ceux qui détectent un moralisme étouffant dans les descriptions des rapports entre les sexes en tant que phénomènes naturels estiment que la grivoiserie est « juste une partie de la culture » au sens de « c’est juste un jeu ». Ils estiment que ces rapports, tant qu’ils sont encadrés par des forces culturelles, restent principalement innocents. Il n’y a transgression qu’en cas de violation grave des règles du jeu.

Le jeu, tel qu’il a été défini par Huizinga et Eugen Fink est une activité innocente où rien n’a des conséquences réelles. Elle se distingue de l’activité « sérieuse » où il faut assumer sa responsabilité et où on peut être coupable. On assiste donc à l’affrontement majeur entre un esprit ludique qui s’appuie sur une vision culturelle des rapports de séduction entre les êtres humains et la civilisation du politiquement correct, qui les assimile à des phénomènes entièrement « naturels ».

Dans le monde du politiquement correct, l’innocence a disparu, dans la mesure où le mouvement civilisationnel du politiquement correct se fonde principalement sur la culpabilité : « Le politiquement correct prend mal des remarques innocentes qu’il redéfinit comme des insultes », écrit David Green. Le correct est une vertu en soi et non une règle qui peut être interprétée dans divers contextes culturels. On n’est donc pas loin du fondamentalisme religieux.

On ne demande plus au « porc » de se cultiver. On ne veut pas que « le porc » se choisisse une nouvelle culture – puisque toute culture contient des règles élastiques, par définition. Qui sait ce que « le porc » ferait avec cette culture ?

On demande au « porc » de changer sa nature, c’est-à-dire d’échanger sa « mauvaise culture » (qu’on a décidé d’appeler nature) contre la « vertu » du politiquement correct. Et c’est ainsi qu’on espère atteindre une « normativité débarrassée du poids de la culture » (Roy) qui marche partout et dans n’importe quel contexte culturel.

Want to write?

Write an article and join a growing community of more than 182,300 academics and researchers from 4,941 institutions.

Register now