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Débat : Pourquoi il faut (re)donner leur juste place aux lieux de culture à l’université

Le futur théâtre. RPBW Studios

Le 19 avril, au Centre Pompidou, l’École normale supérieure Paris-Saclay lançait le projet inédit d’une scène de recherche conçue par Renzo Piano. Dispositif de collaborations entre artistes, scientifiques, étudiants, ce lieu affiche l’ambition de mettre « en projet » le plateau de travail et l’ensemble des ressources du campus de Saclay. Fruit de la volonté de doter une grande école de formation à la recherche d’un équipement culturel structurant, ce geste encore rare dans le contexte universitaire français rappelle l’importance des équipements culturels dans les universités.

Le retard des universités françaises

Pour des raisons historiques singulières, les plus grandes universités américaines disposent d’équipements culturels exceptionnels qui sont un élément important de leur réputation, notamment parce qu’ils attestent des valeurs universelles que ces universités entendent proclamer. Harvard dispose ainsi de plus de douze musées. Stanford s’est doté en 2017 d’un vice-président for the arts, cette université abritant, outre deux grands musées, pas moins de six lieux de performing arts.

Toute personne qui arrive à Yale voit la bibliothèque Beinecke, sorte de musée des manuscrits rares. On peut en dire autant du Johnson Museum of Art, à Cornell, construit par Pei, qui domine le lac Cayuga. Pour citer deux universités britanniques, rappelons que Cambridge abrite neuf musées (plutôt scientifiques) et Warwick, de création plus récente, doit une part de sa réputation et de son attractivité internationale à la programmation du Warwick Arts Centre au cœur du campus.

Dans les années 1990, une de mes amies partie à Harvard pour un master revint enthousiaste de son expérience américaine, mais son plus fort souvenir était d’avoir participé, comme choriste amateur, à une représentation sur le campus de Nixon in China de John Adams. Sur ce plan, les universités françaises sont en retard. Si afficher une politique culturelle et artistique ambitieuse et cohérente avec les prétentions internationales de l’Université Paris-Saclay peut sembler logique, cela n’a pourtant, en France, rien d’une évidence.

Vocation culturelle de l’université

C’est pourtant une des missions des établissements publics de recherche et d’enseignement supérieur que de développer une politique culturelle. Les universités sont des « établissement public à caractère scientifique, culturel et professionnel » (EPSCP) ; le mot culturel apparaît dans leur sigle dès la loi Faure de 1968. En 2009 Valérie Pécresse confie à Emmanuel Ethis, alors président de l’Université d’Avignon, une mission qui devait aboutir à l’ouvrage De la culture à l’université. 128 propositions assez hétéroclites y mêlaient développement de la pratique et des productions artistiques à l’université, développement des cultures numériques, articulation entre diversité culturelle et socialisation à l’université, promotion de l’acquisition d’une culture générale, rôle de la culture dans l’ancrage et l’ouverture au territoire, et enfin, affirmation de la place des universités dans les mondes de l’art.

En 2013, la loi Fioraso confirme cette orientation : l’article L123-6 du code de l’éducation stipule que

« Le service public de l’enseignement supérieur a pour mission le développement de la culture et la diffusion des connaissances et des résultats de la recherche. Il favorise l’innovation, la création individuelle et collective dans le domaine des arts, des lettres, des sciences et des techniques. »

Fruit d’un compromis typiquement politico-universitaire, cet article met sous un même chapeau politique culturelle et diffusion de la recherche, activités sportives et développement des cultures régionales, action contre les stéréotypes sexués et développement des collections de musées universitaires… Mais il met culture et science sur le même pied, comme relevant de la même famille d’activité de la pensée. Il souligne la continuité, possible mais problématique, entre tous les actes de pensée dans les œuvres de l’esprit – qu’elles soient d’art ou de science – où se développent, dans le résultat, « quelque chose qui est resté dans l’ombre et qu’il s’agir de savoir trouver et saisir », comme l’écrit Agamben.

Un certain nombre d’initiatives existent en France. Dans des catégories très différentes, on peut se réjouir de l’existence d’associations (notamment A+U+C, le réseau TRAS), de lieux (par exemple le théâtre de la Vignette à Montpellier), de formations (par exemple le doctorat Sciences arts et création de PSL). Au-delà de ces quelques initiatives, la faiblesse des enjeux artistiques au sein des établissements d’enseignement supérieur et de recherche persiste.

L’art et la culture comme « alibis »

Plusieurs facteurs concourent à cet état de fait. Tout d’abord la séparation entre les écoles du ministère de la culture et celles relevant du ministère en charge de l’enseignement supérieur (ou d’autres ministères). Cette segmentation tend à ramener la mission culturelle des universités à une mission de médiation ou de valorisation de la culture scientifique et technique ; elle conforte en outre une conception théorique des formations artistiques dans les universités. Pour les écoles relevant de la culture, cette séparation affaiblit le lien entre la recherche et les écoles de formation aux pratiques artistiques.

Il persiste en outre un préjugé selon lequel les disciplines artistiques ne sont pas tout à fait, à l’université, sur un pied d’égalité avec les disciplines productrices du savoir. Les activités culturelles se voient confinées au rôle de diffusion d’une culture générale ou de légitimation. Pour un président d’université ou un directeur d’école, héberger une résidence d’artistes, c’est (parfois) comme avoir un rucher sur son toit et une AMAP dans le hall, cela fait partie de la panoplie d’une communication « cool ». Mais les universités manquent de lieux abritant, dans une exigence partagée, de véritables processus conjoints d’intelligibilité, entre pratiques et productions artistiques, pratiques et expériences scientifiques, pédagogiques et d’innovation. Cette absence est aussi la trace d’un schéma de pensée puissant qui oppose science et art, technique et culture.

La culture se justifie si elle nous distrait d’une technique qui nous déshumaniserait ; elle est utile si elle nous y accommode (en favorisant l’acceptabilité). Comme si on ne pouvait pas penser que les pratiques artistiques puissent poursuivre ou précéder, dans une œuvre, le travail d’intelligibilité, de critique et de signification de la science et de la technique. Placer la culture au cœur de l’université rend justement pensable que la science, les objets techniques, la recherche technologique, ne soient pas les ennemis de l’humanisme, mais des réservoirs de significations sensibles.

Une tendance ambivalente

Pourtant, paradoxalement, la culture n’a peut-être jamais été autant sollicitée que ces dernières années par les mondes de l’enseignement supérieur et de la recherche. Il y a là des tendances ambivalentes, où voisinent prises de conscience sincères et formes variées d’opportunisme. Le slogan « art et science » par exemple, très en vogue, porte en germe le risque de faire simplement fonctionner un genre. Dans un contexte de concurrence dans les mondes de l’art et les institutions scientifiques, il fait prospérer une niche avec des artistes spécialistes du travail avec les scientifiques voire avec des scientifiques tentés par la reconversion dans les mondes de l’art. La rencontre « art et science », souvent fondée sur une méconnaissance réciproque des deux mondes, peut alors engendrer le meilleur et le pire.

Autre tendance : la volonté d’introduire dans les institutions universitaires la créativité peut revêtir, sous les dehors d’un désir de disruption par l’art et la culture, des formes modélisées par le management. Loin de laisser libre court à l’exploration propres aux langages artistiques, il s’agit d’exploiter au service de l’innovation, des méthodes et des dispositifs bien rodés. Les fab lab, la mythologie des makers et des hackers, l’engouement pour le design, tous ces schémas et dispositifs, pour utiles qu’ils soient, font désormais partie de cette boîte à outils créative qui participe d’une volonté de dé-ringardisation du monde universitaire.

Instituer un lieu de culture qui fasse véritablement « scène de recherche » est une autre affaire : c’est faire rupture avec ces injonctions paradoxales à la créativité. L’autonomie et le niveau d’exigence artistique ne sont pas asservis aux attentes des institutions ou des collectivités.

Un tel lieu doit faire, dans un même geste, lien et rupture : rupture avec toute idée d’instrumentalisation pour laisser libre court aux explorations sensibles, rupture avec la culture scolaire (souvent prégnante chez les étudiants les plus brillants) pour cultiver une démarche de recherche et de prise de risque ; rupture avec la culture disciplinaire (souvent prégnante chez les universitaires) pour favoriser la transgression des frontières de savoirs.

La scène dont nous parlons rompt et accueille, questionne et explore. Elle fait travailler ensemble. Par l’expérience des pratiques artistiques, elle confronte les étudiants comme les scientifiques aux incertitudes du monde qui vient. La culture appelle donc des lieux forts au cœur des universités. Des lieux dont la présence physique, iconique, fonctionnelle, renouvelle par leur présence les manières de former, de chercher, d’enseigner, d’explorer.

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