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Débat : Y a-t-il une laïcité à la sénégalaise ?

Au Sénégal, les relations État-religions restent très étroites. Seyllou Diallo/AFP

Rayanna Tall, proviseure de l’établissement catholique d’enseignement secondaire, l’Institution Sainte-Jeanne d’Arc de Dakar, a informé par courriel, le 1er mai dernier, les parents d’élèves qu’à la rentrée prochaine la seule tenue autorisée pour les élèves serait « l’uniforme habituel avec la tête découverte aussi bien pour les filles que pour les garçons ». S’ensuivit une vive polémique sur le port du « voile » dans les écoles catholiques du Sénégal, chacun étant invité à soutenir ou condamner cette décision des sœurs de Saint-Joseph de Cluny qui, au fond, interroge le modèle sénégalais de laïcité.

Plus laïc que l’État ?

Il faut d’emblée, quand on parle de laïcité, rappeler qu’elle est plurielle. Il n’y a pas un seul et unique modèle de laïcité. En effet, la laïcité n’est qu’un modèle de sécularisation politique qui se distingue par la séparation des institutions religieuses et politiques d’une société. Il y a donc plusieurs modes de séparation de ces institutions qui dépendent forcément de l’histoire de leur relation. Si on polémique souvent sur la laïcité, c’est notamment parce que le laïcisme – doctrine excluant le religieux de l’espace public – en fait une valeur qui conduit à polariser le débat public.

Or, la laïcité n’est pas une valeur idéologique à laquelle on adhère mais un principe politique que l’on respecte, quel que soit son rapport aux religions. Interdire ! C’est ainsi que les « laïcistes » veulent appliquer la laïcité comme les islamistes veulent appliquer la charia : à travers une atteinte des droits humains les plus élémentaires. Ce qui est comparable dans les deux attitudes prohibitionnistes, c’est l’empêchement à un droit par exemple celui de l’éducation quand il s’agit de lycéennes « voilées » en France ou de lycèennes « non-voilées » en Arabie saoudite, voire de lycéennes tout court en Afghanistan.

C’est parce que la laïcité est sacralisée qu’elle s’élève au rang de valeur servant à interdire ou à autoriser. Cette posture fait écho à l'affirmation de Jean Baechler selon lequel « le principe politique de laïcité […] n'est pas seulement une vérité politique, c'est aussi bien une vérité religieuse » (En quête de l'Absolu. Vérités et erreurs religieuse, Paris, Hermann, 2017, p. 39). Or la laïcité n’est pas sacrée, elle est un choix politique qui se respecte.

Concilier droit à l’éducation et laïcité

Ironiquement, les récentes évolutions de la laïcité en France trouvent leur pendant au Sénégal à travers cette école catholique l’Institution Sainte-Jeanne d’Arc de Dakar. Elle souhaiterait, comme les écoles publiques françaises, interdire aux élèves le port de couvre-chef qui parfois permet de signifier ostensiblement une identité religieuse. Pourtant, la République laïque du Sénégal n’interdit pas aux usagers, ni même aux agents d’ailleurs, des services publics de manifester leurs convictions religieuses.

En France, des parents d’élèves ont protesté et obtenu gain de cause contre l’amendement adopté par le Sénat, le 15 mai dernier, qui prévoyait l’interdiction du port de signes religieux aux parents accompagnateurs et bénévoles lors des sorties scolaires contre la loi en vigueur, comme le rappelait en 2013 le Conseil d’État. En revanche, au Sénégal, il est permis aux élèves et même aux enseignants des écoles publiques du pays de porter des signes religieux.

Dès lors, il y a plusieurs manières de comprendre la laïcité à l’école qui va notamment dépendre de l’histoire des relations entre les établissements scolaires (publics ou privés) et l’État garant du droit fondamental et universel à l’éducation. Droit qui, comme on peut le voir, fait bien moins l’objet de polémique passionnée !

Or la mission de l’école est une éducation sans discrimination. Elle a, en effet, le devoir d’accepter les élèves qui ont fait le choix ou non de vêtir leur corps d’une quelconque manière à condition toujours de respecter la dignité humaine.

En réalité, la laïcité oblige les établissements publics comme les établissements privés financés par l’État – et donc par le peuple – à fournir égalitairement une éducation de qualité à tous les élèves, quelle que soit la religion pratiquée ou non. Ce n’est pas uniquement un enjeu de laïcité, mais aussi une question de démocratie.

De l’usage liberticide de la laïcité

C’est ainsi que la laïcité à la française, dont s’inspirent beaucoup de pays africains comme le Sénégal, ne pouvait pas cibler légalement le voile. Même si les écoles françaises excluent les élèves portant « un signe religieux ostensible », Le Comité des droits de l’homme de l’ONU a sévèrement critiqué l’exclusion d’un élève sikh en France, en application de la loi du 15 mars 2004.

L’affaire concernait Bikramijt Singh, un jeune lycéen exclu de son établissement scolaire en 2004 pour avoir refusé de se « désenrubanner ». Et le Comité des droits de l’Homme de l’ONU a déclaré en préambule, dans son avis que « l’attachement légitime des autorités françaises au principe de laïcité n’autorisait pas tout, et ne justifiait nullement que des élèves soient renvoyés au motif de leur foi » pour avoir porté des signes religieux. Une telle décision, selon cet organisme de l’ONU, « porte atteinte à son droit de manifester sa religion et constitue une violation de l’article 18 » du Pacte international relatif aux droits civils et politiques. Le Comité des droits de l’Homme de l’ONU a aussi demandé à la France de réviser sa législation contre le voile intégral.

Plusieurs autorités académiques et études scientifiques – dont les travaux d’Elsa Bourdier, d’une équipe de chercheures de l’Université de Standford, qui aborde la question d’un point de vue juridique, ou encore de l’universitaire Jean Baubérot – ont montré que cette interdiction avait eu des effets réels stigmatisants, négatifs et durables sur l’autonomie, l’émancipation et l’insertion des jeunes filles musulmanes.

Le modèle sénégalais

Le Sénégal entretient une relation ambivalente entre les institutions religieuses et l’État. C’est ce qui permet de faire de la laïcité, un instrument politique de régulation sociale du religieux dont les usages peuvent être contradictoires selon que la perspective soit démocratique ou non.

Il faut bien garder à l’esprit que le Sénégal est un pays musulman dont l’État est laïc et le régime démocratique avec une société civile particulièrement forte. À ce titre, il se distingue à la fois des pays historiquement chrétiens où le combat laïc s’inscrivait dans un élan démocratique, et des autres pays musulmans, où la laïcité était privilégiée par des régimes autoritaires.

C’est – pourrait-on dire – tout l’inverse de l’histoire de la laïcité en Europe. Incarnée par l’institution ecclésiale, la religion imposait ses vues et ses règles avant de se voir successivement écartée de l’art, de la science, de la politique, du droit et aujourd’hui de la culture. C’est à la lumière de cette histoire européenne qu’on est en droit de parler d’un véritable pouvoir politique du religieux et de son institutionnalisation. Dans les pays d’islam, le religieux ne fut incarné que par diverses institutions religieuses au service du politique, exception faite du clergé chiite et de l’islam confrérique.

L’ancien président sénégalais Abdoulaye Wade (à droite) s’agenouille en 2007 lors d’une visite à Touba devant son marabout Sérigne Saliou Mbacké (à gauche), ancien khalife général de la confrérie mouride. AFP

Toutefois, au Sénégal, les confréries religieuses se sont construites indépendamment de l’État, tout comme elles ne sont jamais conçues en tant que telles comme institution politique. Dès lors, autorités religieuses et pouvoirs politiques profitent les uns des autres sans jamais chercher à se substituer.

Outre la relation à la France, c’est cet arrière-fond socio-historique de la construction de la nation sénégalaise qui a doté ce pays religieux d’un État laïc, tandis que les États-Unis – qui font montre d’une sécularisation qui ne rejette pas l’influence sociale, culturelle et même politique des religions – se sont construits comme pays séculier mais pas laïc.

Ni française, ni américaine, la laïcité sénégalaise est à mi-chemin entre le modèle des États-Unis et celui de la France. La sécularisation politique du Sénégal intègre le religieux dans l’administration du pays, et les acteurs religieux et anti-religieux cherchent aussi à influencer l’État en leur faveur, mais sans jamais non plus aller jusqu’à porter atteinte à l’esprit du « vivre ensemble ».

Attachée à sa culture du pluralisme, la société sénégalaise est parfois agitée par des velléités intégristes laïques ou religieuses, et des polémiques le plus souvent importées, dans un mimétisme qui – jusqu’à présent – a confirmé la résilience politique du pays vis-à-vis de l’islamisme, mais aussi de l’occidentalisme, du laïcisme, des violences interethniques…

La famille, un code laïc ou religieux ?

L’exemple du Code de la famille sénégalais, avec la mise à contribution des guides religieux, n’entrave pas la laïcité de la République sénégalaise où les institutions religieuses et politiques ne se confondent pas. En revanche, il montre aussi très bien qu’il n’y a pas de séparation franche entre le religieux et l’État, car la famille est une question anthropologique qui repose sur des croyances autres que politiques.

Par exemple, l’adoption du mariage entre personnes de même sexe en France ou tout récemment à Taïwan, l’officialisation de la polygamie homosexuelle en Colombie, le mariage des enfants aux États-Unis, ou la non-pénalisation de l’inceste entre adultes consentants en France, reposent sur des conceptions de la vie où les religieux (clercs ou civils ordinaires) sont appelés à aider à la décision mais sans jamais la prendre.

Ce besoin social de sens est notamment pris en charge à travers la création de comités d’éthique et de déontologie, notamment pour des questions de biotechnologie ou d’euthanasie, dans lesquels siègent les représentants de religions. Avec qui et à quelles conditions peut-on donner la vie ? C’est à cette question que l’institution familiale s’est chargée de répondre, de manière quasi-exclusive jusqu’ici.

Qui fait la loi au Sénégal ?

Dès lors, il n’y a aucune entrave à la laïcité bien comprise lorsque les acteurs religieux contribuent à définir dans un cadre démocratique les lois du pays. Ce qui, par contre, ne serait pas laïc, c’est de confier institutionnellement à une confrérie donnée la décision politique. Or, c’est le législateur de la République du Sénégal qui a décidé du Code de la famille, tout comme c’est à lui qu’il appartient de le modifier, à souhait. Et libre à chacun, religieux ou non, de le convaincre.

En définitive, la sécularisation n’est pas la perte d’influence du religieux dans une société mais la perte d’évidence du religieux. Autrement dit, il n’y a rien d’évident à ce que le code de la famille sénégalais soit relativement conforme à des valeurs musulmanes, chrétiennes ou tiédos – guerriers des anciens royaumes ouest-africains et adeptes des croyances traditionnelles –, tout en s’accommodant avec la laïcité.

Dans le cas contraire, elle devient à son tour une valeur religieuse que d’aucuns réservent à l’athéisme et autre a-religion. C’est alors qu’intégrismes laïc et religieux ne manquent pas de s’affronter et que des « guerres de religion » se font au nom de divinités quelconques, qu’elles se nomment Lucifer, Bouddha, Yahvé, Jésus, Allah, Grand Architecte ou Laïcité !

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