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Mondialisation numérique. Marcela Palma/VisualHunt, CC BY-NC-SA

Des firmes globales aux empires numériques, les trois vagues de la globalisation

Quand on réfléchit à la dynamique du capitalisme en longue période, on s’aperçoit que ce mouvement s’inscrit dans une dialectique entre des tendances à la concentration géographique et le jeu des forces de dispersion.

Dans ce contexte, le transfert des idées et la création des connaissances jouent un rôle central en impulsant trois vagues successives de globalisation repérées par Baldwin (2006) et par Cooke, Yun et Zhao (2018).

L’intégration par le marché

La première étape est celle du premier découplage (« the first unbundling ») qui a permis la séparation des lieux de fabrication et des zones de consommation, grâce à la baisse des coûts de transport amorcée à la fin du 19e et au début du XXe siècle. Cela signifie que le transfert, ou mieux, le transport des idées et des connaissances est coûteux, alors que le transport des biens coûte de moins en moins cher.

L’impact de la globalisation signifie que les secteurs les plus compétitifs, intensifs en capital humain et en technologie restent au Nord parce que si les retombées des connaissances et des processus d’apprentissage sont géographiquement localisées, il est logique que la localisation spatiale de l’industrie produise une localisation spatiale de l’innovation, du progrès technique et de la croissance.

Les écarts se creusent entre le Nord et le Sud qui se spécialise sur des biens intensifs en travail peu qualifié que l’on échange dans le cadre d’un « trade-in-goods », renforcé par la baisse des barrières douanières. De 1870 à 1913, un commerce intersectoriel se développe entre le Nord et le Sud, qui prend la forme d’un échange de biens primaires contre des produits manufacturés.

C’est encore vrai entre 1945 et 1970, mais parallèlement des échanges interindustriels reposant sur les coûts de facteurs, la productivité et les avancées technologiques prennent une importance croissante, à la fois sur l’axe Nord-Sud et sur l’axe Nord-Nord.

L’intégration par la production

La deuxième étape, le second découplage (« the second unbundling »), va éclore lentement durant la décennie 50-60, puis subir une poussée accélératrice avec le déploiement de l’Internet, les réseaux de télécommunications et la baisse des coûts de connectivité. Tout cela provoque une forte diminution du coût de transfert des connaissances.

L’accélération de la transmission des informations (accompagnée de capacités croissantes de recherche, filtrage, stockage et traitement) et l’augmentation de la quantité des informations transmissibles par unité de temps aboutissent à « comprimer l’espace » et à rendre possible le pilotage à distance de réseaux complexes de produits et de services par l’information. (Rosa 2010).

Ces transformations coïncident avec une industrialisation rapide au Sud et une désindustrialisation non moins rapide au Nord, accélérée, il est vrai, par la transition vers une économie de services. Pour être plus précis, entre les pays du Nord se développe un commerce intra-branche (demande de variétés, différenciation, économies d’échelle, etc.) pendant que sur l’axe Nord-Sud, un commerce intra-produit fondé sur l’échange de biens intermédiaires (spécialisation verticale) enregistre une augmentation rapide.

Alors que dans la première étape, la mécanisation des processus de production permet la délocalisation de segments de production entiers, la concurrence internationale opère aujourd’hui sur les économies en provoquant une segmentation technique plus pointue. Les entreprises, les biens et les services sont découpés en un certain nombre de tâches ou de fonctions qui peuvent être aisément délocalisées. En particulier, les activités de service se transforment, l’adoption et la mise en œuvre des TIC ayant favorisé l’innovation dans le secteur des services, « leur transformation algorithmique ». (Zysman, 2007).

Ce mouvement favorise la réorganisation et la délocalisation de la production et des activités de services qui concernent à l’origine les tâches faiblement intensives en connaissance. Les tâches sont soit des éléments d’un processus de production physique (la production d’un composant ou d’une partie d’un composant), soit un service de comptabilité par exemple.

Une firme qui délocalise une tâche a recours à des connaissances technologiques et des qualifications égales dans le pays hôte (logiciels en Inde), mais les prix obtenus sont beaucoup plus faibles en dépit de pratiques de management souvent moins efficaces. Pour réaliser cette opération, des coûts de coordination doivent être supportés, c’est-à-dire les coûts d’échange de l’information nécessaire pour coordonner différentes tâches à l’intérieur d’un processus de production unique.

L’unité d’analyse n’est plus le secteur ou l’entreprise, mais la tâche (ou la fonction) et les emplois qu’elle regroupe. Le nouveau paradigme – et les évolutions technologiques qui l’accompagnent – place au centre de l’analyse les tâches accomplies par des individus plutôt que les biens. Le « trade-in-tasks » tend à remplacer le « trade-in-goods ».

La troisième vague : « thin globalisation »

La vague actuelle est portée par l’économie numérique que Cooke et coll. nomment « Quaternary or 4.0 Web Economy ». Elle se caractérise par la concentration géographique de quelques centres de décision, d’innovation et de finance. Émergent alors des empires numériques dont les exemples les plus emblématiques sont : la Silicon Valley, Cambridge (Royaume-Uni), le secteur high-tech en Israël, New York et Londres comme centres financiers, etc.

L’économie numérique représente le 4e secteur, celui des industries quaternaires intensives en connaissances et en capacité d’innovation : R&D, technologies financières (high frequency trading), conception des logiciels et des systèmes, « cyber technologies », intelligence artificielle, robotique, etc. Les empires numériques articulent des plates-formes dans ces domaines, qui sont capables de répondre aux défis sociétaux : sécurité nationale, vieillissement de la population, assistance médicale, mobilité, etc.

Les innovations promues sont dites transversales (« recombinant » ou « crossover ») élaborées sur des chevauchements et des croisements entre différents domaines (intelligence artificielle, capteurs, radars et mobilité : les voitures autonomes par exemple). Il n’y a donc pas d’identification à un seul acteur comme pouvait l’être la firme globale de la génération précédente. La collaboration entre acteurs peut être réalisée ex post ou s’inscrire dans des programmes ayant pour objectif de façonner de nouvelles connaissances centrées sur un thème dominant (par exemple, la sécurité nationale aux États-Unis).

Une globalisation de ce type est dite de faible densité (« thin globalisation ») parce qu’elle prend forme dans un petit nombre de localisations qui sont massivement profitables et qui déclenchent trois processus : un contrôle étendu sur les flux de connaissances globales et une vaste échelle des opérations, une migration des compétences (le « software engineer » est le capital humain le plus recherché) et une relocalisation des activités à l’intérieur ou à proximité de ces empires. Ce qui, par contrecoup, intensifie la concurrence entre écoles et/ou universités en dévalorisant les modèles de pédagogie classique au profit d’apprentissages au sein d’équipes multidisciplinaires qui privilégient l’ingénierie de conception.

Le mouvement renforce la privatisation de la production et de l’utilisation des connaissances. On ne peut pas écarter complètement l’idée d’un rejet de « l’open science » au profit des brevets ou du secret. Par ailleurs, le mouvement risque d’accroître les inégalités, tant à l’échelle nationale qu’internationale.

En effet, il faut mobiliser des investissements énormes en capital tangible et intangible pour accroître les activités quaternaires. Inévitablement, la question des gagnants et des perdants se posera avec beaucoup d’acuité. Rappelons que 45 % de l’activité économique calculée à partir des profits aux États-Unis ne mobilise qu’une faible proportion de la force de travail, l’emploi très qualifié des industries quaternaires.

Deux autres conséquences apparaissent en filigrane. D’une part, les écarts de productivité entre les firmes situées sur la frontière technologique et les firmes moyennes appartenant à la même industrie vont s’accroître. D’autre part, les effets sur la productivité moyenne des salariés seront faibles et quasiment nuls pour le salarié médian américain.

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