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Des « gilets jaunes » au grand débat : quels enjeux institutionnels ?

Les « gilets jaunes », Bordeaux, le 15 décembre 2018. Patrice Calatayu/Flickr, CC BY-SA

La saga des « gilets jaunes » et les pillages de décembre relayés dans le monde entier ont révélé les failles de la représentation démocratique dans le jeu politique français. La cristallisation de la colère autour de la figure présidentielle, plébiscitée encore six mois plus tôt, souligne l’acuité du problème institutionnel.

Un abîme

La crise est d’abord idéologique car les référentiels du XIXe et du XXe siècle qui ont forgé les croyances politiques françaises n’opèrent plus. Les notions de capitalisme et de socialisme, de libéralisme et de dirigisme, de droite et de gauche sont à des années-lumière de la révolte des ronds-points. En témoignent les références à la Révolution française et l’impuissance des partis comme des syndicats à s’insérer dans le mouvement.

Quant à l’opposition entre gagnants et perdants de la mondialisation – qualifiés par le pouvoir de progressistes et de populistes –, elle paraît bien abstraite tant les trajectoires personnelles se mêlent ici aux catégories sociales. Le propre de Facebook, premier outil de la mobilisation, est de fédérer des personnes autour d’affinités multiples. Les critères d’adhésion, cela a été bien décrit, sont autant sociaux qu’individuels. En outre, les effets de réseau sont massifs : le coût du ralliement est nul, l’utilité de la mobilisation croît très vite. Relayées par les chaînes d’information continue, les images perlées de jaune ont magnifié le déploiement. Les groupes d’amis stimulés par les algorithmes se sont mués en ronds-points, télévisés par BFM, réverbérés par Twitter… Même les écologistes, pourtant dindons de la farce, ont voulu devenir amis le temps d’un défilé. Le gilet jaune a habillé la fonction like, laquelle s’est étendue au soutien de l’opinion.

Dans un vide idéologique abyssal, ce mouvement a polarisé les médias et entretenu une chronique relançant les épisodes hebdomadaires. La sidération du pouvoir a conforté un nihilisme générateur de violence et d’angoisse. Les casseurs ont débordé les gilets, envahi les médias, saturé la mobilisation. Enfin, les poursuites judiciaires, l’octroi de mesures fiscales et la promesse d’un grand débat national ont inversé les effets de réseau. La saison I s’achève en spasmes. La crise institutionnelle n’est pas réglée pour autant.

Par chance, la nature a horreur du vide. Face à la faillite des idéologies anciennes, de nouvelles théories ont surgi. Certes, leur part de marché est encore faible. Mais elles ambitionnent de refonder les sciences sociales et se prêtent volontiers au test des événements : leur crédibilité dépend de leur confrontation aux faits.

Le discours le plus abouti à ce jour est la théorie des ordres sociaux, cosignée en 2009 par l’économiste Douglass North, le politologue Barry Weingast, et l’historien John Joseph Wallis. Six mois avant l’élection d’Emmanuel Macron, j’en ai publié un bréviaire appliqué aux situations française, européenne et chinoise. On peut tenter ici de la croiser aux « gilets jaunes ». Résumons la brièvement.

« Gilets jaunes » à Bordeaux, le 22 décembre 2018. Patrice Calatayu/Flickr, CC BY-SA

La France d’accès ouvert

L’idée de base est que la priorité de toute société est de contenir la violence. L’économie n’est jamais qu’un moyen. Chaque société s’organise dans ce but selon deux modèles, deux ordres sociaux types : les États naturels, dits aussi ordres d’accès limité en cela que l’État contrôle l’accès à la propriété et aux organisations, et les ordres d’accès ouvert où économie et politique sont largement découplés.

Dans les États naturels (85 % de la population y vit), la violence est confiée à une élite qui échange des accès – des privilèges, des ressources économiques – à des vassaux. L’économie est manipulée, conditionnée à un soutien politique, lequel passe bien souvent par des relations personnelles. Il n’y a pas lieu de s’y étendre ici.

Dans les ordres d’accès ouvert auxquels ressortit la France, la politique est découplée de l’économie sous couvert de l’État de droit : chacun peut accéder à la propriété et créer des organisations. L’État veille au fonctionnement concurrentiel des marchés. Les citoyens sont égaux devant la loi dans une société où priment les relations impersonnelles, ce qui permet l’extension d’une couverture sociale unifiée, sans passe-droit. L’État encadre le recours à la force, c’est son rôle premier, mais de manière légale, institutionnalisée.

Le pouvoir politique est statutairement révocable au gré des coalitions de groupes d’intérêt. Lesquels se reconfigurent sans cesse sous l’effet de la concurrence dans l’économie – la destruction-créatrice décrite par Schumpeter. Ces groupes d’intérêt sont représentés par des organisations syndicales ou politiques concurrentes qui participent aux élections. Les ordres d’accès ouvert sont donc caractérisés par une double dynamique : celle des marchés économiques d’où émergent des groupes d’intérêt, celle des marchés politiques où des organisations concourent pour les représenter.

Seulement, il en va des marchés politiques comme des marchés économiques : ils fonctionnent plus ou moins bien selon que les organisations en place bloquent ou non l’entrée de concurrents. Car le découplage entre économie et politique vise à empêcher la sédimentation de rentes et le pouvoir corrupteur des rentiers. Ce qu’on nomme ici rentes est l’octroi de privilèges, de statuts, d’offices réservés à des groupes sociaux spécifiés. Ces groupes sont bien organisés pour défendre leurs avantages, et souvent surreprésentés. Or, plus la concurrence économique est intense, ce qui est le cas dans la mondialisation, plus le marché de la représentation syndicale et politique doit pouvoir se remodeler.

À défaut, les rentiers tiennent les politiques en otage et bloquent l’entrée des innovateurs. Les politiques, quant à eux, verrouillent leur marché par le cumul des mandats et les règles de cooptation. Au final, les tensions économiques s’aggravent jusqu’à ce que les politiciens historiques soient battus.

Le plus souvent, les historiques sont défaits par des politiciens populistes dénonçant les élites et la trahison du vrai peuple qu’eux seuls prétendent incarner. Les populistes prospèrent sur les failles des institutions représentatives. Ils peuvent menacer l’État de droit, mais aussi engager des réformes que les politiciens classiques étaient impuissants à mener. L’originalité de la situation française est que la débâcle des partis historiques a été telle qu’un entrant non populiste a pu créer sa formation et se faire élire dans la foulée. Mais l’élection n’est pas l’exercice du pouvoir, lequel peine à se passer d’un marché efficace de la représentation.

Les « gilets jaunes », Bordeaux, le 22 décembre 2018. Patrice Calatayu/Flickr, CC BY-SA

De l’importance des capteurs

Dit autrement, Macron a bien saisi l’opportunité historique que lui offrait la chute des partis traditionnels. Il a compris qu’il pourrait s’en servir pour introduire des réformes structurelles restaurant la croissance économique. Il a vu aussi qu’il lui faudrait pour cela affaiblir les organisations de rentiers. Mais il a négligé l’émergence de nouvelles offres de représentation. Son procès en arrogance et en favoritisme découle de cela.

En effet, comment suivre le moral des salariés avec un taux de syndicalisation de 11 % dont seulement 8,4 % dans le secteur privé ? Les salariés pauvres hors des grandes entreprises sont totalement ignorés. Ce sont eux qu’on a vus sur les ronds-points. Certes, leur situation doit beaucoup et depuis longtemps au monopole des syndicats historiques qui ont instrumenté les conventions collectives et les organes paritaires au profit de leurs seuls mandants. Mais briser ce monopole ne suffit pas à restaurer une représentation fiable, cohérente et efficace du monde du travail. Et si la revalorisation du smic par la prime d’activité ou la défiscalisation des heures supplémentaires peuvent calmer le symptôme, elles ne traitent pas la cause du mal.

De même, la fin du cumul des mandats locaux et nationaux permet de réduire le clientélisme (il s’effondre tout seul à Marseille) et de régénérer le personnel politique. Mais elle brise aussi le lien informationnel canonique entre les territoires et le pouvoir central. Il faudrait donc en même temps que cesse le cumul, instaurer des formes de coordination nouvelles. Au lieu de cela, les maires ont été sevrés de ressources – contrats aidés, APL, taxe d’habitation – et d’interlocuteurs nationaux.

Comment alors prendre le pouls des quartiers pauvres, des zones rurales isolées ? Comment anticiper les effets des décisions centrales ? Quelle que soit la finesse d’un Benalla, l’État ne saurait être renseigné que par des officines… Que ledit Benalla ait déclenché la fronde des élus signe aussi qu’il incarnait un rapport occulte à l’information substitutif des canaux traditionnels.

Les économistes ont beau dire que tout est modélisable, rien ne vaut une bonne transaction. Dit autrement, avoir de bons capteurs des effets locaux d’une réforme permet d’en anticiper l’impact plus sûrement qu’un modèle théorique. La consultation de salariés représentatifs et de collectivités locales aurait permis d’ajuster nombre de mesures conspuées ou d’orienter les choix vers des alternatives. Le problème de fond est alors de trouver et de coordonner ces médiateurs. Il est institutionnel.

Gilet jaune à Bordeaux, 15 décembre 2018. Patrice Calatayu/Flickr, CC BY-SA

La démocratie sera-t-elle compétitive ?

En effet, dans la mondialisation, la destruction-créatrice et les enjeux environnementaux dessinent des groupes d’intérêt bien plus nombreux et plus mouvants que durant les trente glorieuses. Il importe donc d’instituer des modes de représentation des citoyens aussi dynamiques que les transformations auxquels ils sont soumis.

Face à nous, la Chine restreint les libertés mais surveille les réseaux sociaux pour sonder les préférences et trouver des consensus permettant de faire passer de très nombreuses réformes. La forte croissance dont elle jouit facilite ce processus. Les « gilets jaunes » n’y auraient jamais eu ni le droit ni le besoin d’investir des ronds-points. Leur humeur, à n’en pas douter, aurait cependant été soigneusement « écoutée » et probablement entendue.

Les pays occidentaux ont, quant à eux, une tradition démocratique valorisant l’individu, mais génératrice de nombreux blocages. La démocratie représentative repose sur des mandats, des délégations, autrement dit des transactions génératrices de coûts et de dérives. Facebook, on l’a vu, ne saurait s’y substituer. Pas plus que des référendums ad hoc livrés aux calculs politiciens. Quant au grand débat national, s’il ne débouche pas sur des apports institutionnels, ce ne sera qu’un coup de bluff.

Le défi majeur des démocraties occidentales est d’améliorer en couverture, en qualité de service, en réactivité, leurs organisations représentatives pour les rendre compatibles avec un rythme de réformes qui ne saurait ralentir. La France jacobine et éruptive va devoir s’y adapter.

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