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Une punaise Coreus marginatus. Photo Romain Garrouste

Des punaises nommées d’après l’univers de Tolkien

On savait depuis longtemps que l’univers prolifique de l’honorable Professeur J.R.R. Tolkien avait inspiré les scientifiques du monde entier dans leur démarche de description du vivant – ce qu’on appelle la taxonomie. Tolkien est d’ailleurs considéré comme l’un des créateurs de l’écofiction moderne.

En effet, depuis 1963, on trouve diverses descriptions taxonomiques issues de l’œuvre de Tolkien chez les paléontologues (très inspirés), les entomologistes (encore plus), et aussi chez les spécialistes d’autres groupes d’animaux ou de plantes.

C’est le cas par exemple avec Beorn, nom dont Kenneth W. Cooper a baptisé un tardigrade fossile, d’après un personnage du roman Le Hobbit qui se transforme en ours. En effet les tardigrades, minuscules arthropodes, sont appelés oursons d’eau, en anglais : water bears.

Le tardigrade fossile découvert par Cooper, nommé Beorn . Kenneth W. Cooper/Wikipedia

Cette démarche connaît actuellement un regain d’intérêt et c’est curieusement chez les punaises (les insectes hémiptères munis d’un rostre pour percer les végétaux ou les proies dont elles se nourrissent) que des noms tolkieniens apparaissent ces derniers temps.

La taxonomie est encadrée par une réglementation internationale (le Code international de nomenclature zoologique pour les animaux,) assez rigoureuse sur certains points, mais libérale en ce qui concerne les noms, pour lesquels les scientifiques ont carte blanche, n’excluant que les possibilités d’offenses.

Nous tenterons ici de comprendre pourquoi les spécialistes puisent de nouveaux noms dans l’imaginaire tolkienien.

La création des noms d’espèces

La taxonomie est l’activité de description des espèces vivantes et fossiles ainsi que leur rattachement aux catégories de la systématique (les catégories du vivant et leur étude via leurs relations de parenté ou phylogénie). On regroupe souvent taxonomie et systématique au sein de la systématique.

Cette description du vivant prend souvent en compte l’évolution des organismes et des écosystèmes, donc les fossiles en replaçant les espèces et les catégories du vivant dans des catégories afin de retracer leur apparition dans le temps (c’est le but des reconstructions phylogénétiques) et d’interpréter les relations avec les environnements passés.

Taxonomie et systématique sont des branches essentielles de la biologie : il est en effet primordial de connaître le positionnement d’un organisme vivant afin d’en comprendre toutes les propriétés biologiques.

La seule position dans la classification permet de déduire une grande partie de la biologie des espèces. En effet, chaque catégorie du vivant possède des caractéristiques communes et quelquefois portées par elles seules. Lorsqu’on affecte de manière certaine un organisme à une catégorie, cette espèce doit alors présenter ces caractères. C’est donc une discipline essentielle et le grand catalogage du vivant toujours en cours n’est pas un simple exercice académique, mais bien une branche essentielle de la biologie nécessaire à la compréhension de notre planète, qu’il s’agisse du fonctionnement des écosystèmes ou de l’interaction avec l’homme et les sociétés.

Pourtant, malgré toute la rigueur requise pour ce catalogage, il subsiste des libertés quant aux noms donnés aux espèces, mais également aux catégories taxonomiques, de l’embranchement au genre.

Une source d’inspiration inépuisable

La plupart des auteurs privilégient des noms qui caractérisent la morphologie, la biologie ou la répartition géographique, comme un appui à la description, une caractérisation supplémentaire. Les premières descriptions étaient latines et le latin, le grec (et les mythologies antiques ou bibliques) ont été une première source d’inspiration. Citons ainsi Arca noae (décrit par Linnaeus 1758) un bivalve de méditerranée (nommé en référence à l’arche de Noé, ou encore l’aile de dinde), les punaises Oebalus (en référence à un guerrier grec antique, roi de Sparte), ainsi que les toponymes et noms issus de folklores locaux liés à la répartition géographique des espèces.

La hiérarchie taxonomique du vivant. Dosto/Wikipedia, CC BY

La règle principale est donc un nom binominal (genre et espèce) assorti du nom du ou des descripteurs et de l’année. Ainsi peut-on trouver Arthurdactylus conandoylensis, un ptérosaure du crétacé, Campsicnemius charliechaplini un insecte diptère, Gargantua pour un genre de bryozoaire, Abra cadabra pour un bivalve, Abraracourcix pour un insecte hémiptère, Bicentenaria argentina pour un dinosaure fossile (trouvé vous savez où et quand) et tant d’autres. Citons la bactérie Legionella shakespearei par exemple ou les genres Mozartella et Beethovena (tous deux des insectes), ou encore la fourmi Proceratium google, décrite de Madagascar.

La fourmi « Proceratium google . April Nobile/Wikipedia, CC BY

L’univers de Tolkien est une source maintenant bien ancrée en taxonomie avec des dizaines de taxons (catégories de la taxonomie, espèces, genres, familles, etc. ) ; il existe même un ordre de Mollusques qui portent des noms issus de cette nouvelle « mythologie ». Sont souvent concernés des insectes ou des espèces fossiles un peu remarquables, et les auteurs scientifiques sont souvent récidivistes. Car le répertoire des personnages et des toponymes chez Tolkien est immense ; quelquefois il concerne plusieurs langues, puisque chez l'auteur – qui fut professeur de linguistique anglo-saxonne à Oxford – un même personnage peut avoir plusieurs noms issus de ces langues imaginaires différentes.

La biologie des punaises

Alors pourquoi ce regain d’intérêt dans l’univers de Tolkien chez les spécialistes des punaises ? Manque d’inspiration ou tentative d’attirer l’attention sur des espèces extraordinaires ? Ou au contraire le moyen de mettre en lumière des espèces banales que leurs noms rendent remarquables ? Observons de plus près les espèces en question.

Tamolia ancalogon Carvajal, Faundez & Rider, 2015

Les Tamolia appartiennent à la famille des Tessaratomidae, des grosses punaises souvent spectaculaires (par leur taille et leur coloration) d’Asie tropicale. Les auteurs l’ont baptisée selon le nom du dragon géant Angalogon le Noir (le plus grand des dragons du Silmarilion) à une espèce assez sombre et de grande taille (plus de 20 mm) décrite de Nouvelle-Guinée.

Planois smaug Carvajal, Faundez & Rider, 2015

Cette espèce de punaise (de la famille des Acanthosomatidae), décrite d’une île du Chili du Sud, a été nommée d’après le dragon Smaug car il s’est écoulé 60 ans entre la capture du spécimen et sa description : exactement la durée du sommeil de ce dragon avant d’être réveillé (Le Seigneurs des Anneaux).

Acledra nazgul Faundez, Rider & Carvajal, 2016

Les Acledra sont des petites punaises Pentatomidae (comme nos punaises des bois ou la « célèbre » et invasive punaise diabolique d’Amérique du Sud. Les auteurs justifient le nom d’espèce nazgul pour ses capacités de dispersions dans les Andes et en altitude, comme les créatures maléfiques chevauchant des bêtes ailées (Cavaliers Noirs), toute autre ressemblance mise à part, puisqu’il s’agit là d’une punaise brun claire et somme toute « banale ».

La punaise Acledra nazgul Camille Garrouste, Author provided

Qu’apportent les références à des personnages de fiction à la taxonomie ?

Pour Henri Gee, paléontologue anglais et grand spécialiste de Tolkien, la passion de Tolkien pour la nomenclature (géographie, linguistique, etc.) et les noms euphoniques (qui se prononcent bien) ne pouvaient qu’attirer les taxonomistes vers son univers ; qu’il soit devenu l’un des auteurs les plus utilisés comme référence n’a pour lui rien de surprenant.

Ce type de référence nous parle davantage des scientifiques eux-mêmes que de la biologie des espèces. Elles dénotent un certain intérêt envers la pop-culture, un certain anticonformisme ou encore une simple nécessité, celle de trouver de l’inspiration pour décrire la multitude dans certains groupes taxonomiques.

Au fond, peu importe ce qui motive ces choix. Ils attirent l’attention à la fois sur la démarche de description des espèces et sur l’intérêt de la taxonomie : comprendre notre environnement, mieux caractériser les organismes et communiquer à ce sujet. Et pourquoi pas avec légèreté ! Car la tâche est immense, sérieuse comme nous l’avons dit, et loin d’être aboutie. Certains diraient qu’elle ne fait que commencer : c’est effectivement le cas pour des pans entiers de la biodiversité « cachée » : microarthopodes (micro-insectes, acariens du sol, crustacés planctoniques, etc.), mais aussi champignons, virus et bactéries, microflore… qu’ils soient toujours vivants ou blottis dans les archives fossiles de la terre. Alors, pourquoi pas quelques clins d’œil malicieux en croisant les cultures ?

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