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Désigner les élus métropolitains au suffrage universel direct ? Trois leçons venues de l’étranger

Le Conseil de Paris (ici en 2010). Zigsfy/Wikimedia, CC BY-SA

Faut-il élire les élus métropolitains au suffrage universel direct ? À chaque vent de réforme, la question suscite de l’inquiétude en France. Cette évolution, affirment certains, pourrait mettre en péril les fondations de la démocratie locale. La magie française, dit-on souvent, repose en effet d’abord sur le lien unique qui relie les habitants à leurs 36 000 maires. Et la croyance se renforce dans les arènes nationales avec le Parlement qui est considéré, grâce au cumul des mandats locaux et nationaux (jusqu’en 2017), comme le lieu de défense de cette « égalité des territoires ».

Dès lors que la force et l’unité du modèle républicain se conçoivent et se racontent dans cet enchevêtrement, les gouvernements métropolitains peinent à trouver leur place en termes de légitimité politique. En élisant des représentants métropolitains au suffrage universel direct, on risquerait de mettre en danger le sésame local-national de la démocratie made in France. CQFD.

Mais le temps est peut-être venu de s’interroger sur la réalité de ce chiffon rouge à l’heure où une partie considérable des problèmes publics, et donc de définition de l’intérêt général, se posent précisément à l’échelle des grandes régions urbaines.

Pierre de touche

À cet égard, un rapide bilan sur ce qui se passe à l’étranger montre une situation totalement différente. Dans 90 % des cas, le suffrage universel direct métropolitain est devenu l’une des pierres de touche de la démocratie représentative. On peut résumer cette évolution sur trois tendances qui se complètent et souvent s’emboîtent :

  • une logique présidentialiste avec l’élection d’un·e leader qui est élu·e au suffrage uninominal direct et qui a pour mission de diriger l’exécutif local ;

  • un fonctionnement parlementariste avec des conseillers métropolitains élus eux aussi directement (mais selon des modalités assez variées d’un pays à l’autre), et qui siègent dans une assemblée communautaire (le législatif), où l’on fait des coalitions et où l’on vote les propositions de l’exécutif ;

  • enfin, une facette municipaliste avec l’élection de conseils intra-métropolitains (mairies, arrondissements…) possédant des compétences propres sur les services de proximité et qui s’organisent souvent avec une majorité et une opposition (et parfois un exécutif élu au suffrage universel direct).

Des dynamiques locales reliées au suffrage universel

Sur le plan de la logistique électorale, ce triptyque varie d’un pays à l’autre (et même dans certains pays d’une région à l’autre), car selon chaque histoire institutionnelle, le périmètre, la dénomination et les compétences des instances métropolitaines fluctuent beaucoup.

Cependant, il faut souligner qu’en terme d’ingénierie élective, on observe une convergence sur deux formats qui n’existent pas en France : d’une part un « président » élu directement et qui dirige la métropole, d’autre part un « parlement » composé de conseillers élus (au scrutin uninominal ou de liste) qui délibèrent.

Ces deux dynamiques sont explicitement reliées au suffrage universel direct et elles se développent depuis vingt ans en superposition avec le modèle municipaliste historique de chaque pays. Pour mémoire, en France, toutes les collectivités locales entremêlent les logiques de gouvernement et d’assemblée à partir d’un seul contingent d’élus – hormis la collectivité corse, où s’opère explicitement, après les élections, une distinction entre l’exécutif et le législatif.

Il est possible, enfin, de compléter ce tableau en prêtant attention à une dynamique politico-symbolique qui touche toutes les grandes villes. Citons ici des enquêtes de terrain menées à Montréal, Naples et Tokyo pour en illustrer la teneur. Dans ces trois métropoles où j’ai eu la chance de m’imprégner durablement de l’esprit des lieux, j’ai à chaque fois été impressionné par la densité émotionnelle du rapport qui s’établissait entre les habitants et celle ou celui qui avait été élu à la tête de la cité.

À Montréal, l’incarnation des grands débats de société

À Montréal, par exemple, j’ai pu mesurer en 2001 (L’île laboratoire) comment l’élection d’un maire qui devait mettre en route la fusion d’une trentaine de municipalités avait permis de structurer des débats politiques restés jusqu’alors indicibles ou impossibles.

Gérald Tremblay, qui a été le premier maire élu au suffrage universel direct à la vaste échelle de l’île de Montréal, a su cristalliser sur sa personne et sa fonction une série de controverses décisives concernant le dialogue entre francophones et anglophones, mais aussi entre municipalités riches et pauvres, entre partis libéraux et souverainistes, entre villes du centre et communes désignées comme des « banlieues » (au sens nord-américain du terme).

Gérald Tremblay, l’ancien maire de Montréal (ici en 2011). US Mission Canada/Wikimedia, CC BY

Il a été désigné en 2002 par la presse canadienne comme la personnalité politique de l’année et ce n’est sans doute pas un hasard : en devenant le maire de tous les Montréalais, il apparaissait comme celui qui incarnait le mieux la place grandissante des métropoles dans les grands débats de société et dans les enjeux politiques fédéraux. Il démissionnera dix ans plus tard, à un an de la fin de son second mandat, suite à des soupçons de financement illégal de son parti.

Les fusions de municipalités (et les quelques « défusions » tumultueuses qui s’en suivirent) ont fait office de catharsis pour « penser métropolitain ». Avec un peu de recul, on constate que la « bataille politique du grand Montréal » (pour reprendre la belle expression de la politiste Mariona Toma) a fait émerger de nouveaux rôles politiques en terme de médiation et d’incarnation.

A Naples, la comédie du pouvoir

À Naples, ce travail d’incarnation de la métropole par une figure emblématique élue au suffrage universel m’est apparu de façon encore plus saisissante (dans une ville possédant un périmètre démographique quasi-métropolitain et souvent décrite comme un cas d’école de gouvernement clientélaire). Au cours de mon séjour en 2008-2009, deux dossiers particulièrement conflictuels ont envahi l’espace médiatique : une grave crise dans la gestion des ordures ménagères et une affaire de corruption impliquant des élus et un promoteur immobilier (La démocratie s’est-elle arrêtée à Napoli ?).

Dans les deux cas, l’essentiel des controverses a mis en scène une comédie du pouvoir où la maire en place (Rosa Russo Iervolino) et l’ancien maire devenu président de la région (Antonio Bassolino) ont concentré tous les regards. Les propos comme les silences des deux élus constituaient, pour les médias locaux, pour les associations et pour les partis nationaux, des points systématiques de fixation dans les échanges.

La maire de Naples et le président de la région Campanie, Rosa Russo Iervolino et Antonio Bassolino. Massimo Finizio/Wikimedia, CC BY-SA

Tout se passait en permanence comme si seule leur parole était à même de sauver la ville de Naples dans le magma des intérêts, des conflits et des groupes de pression en présence. Toutes les blessures et les souffrances symboliques de la ville rejaillissaient sur ces deux figures politiques, la première incarnant une forme de rigueur impuissante (une maire honnête mais sans pouvoir sur ses proches) et le second illustrant une forme théâtrale de descente aux enfers du sauveur (les Napolitains lui reprochant d’avoir abandonné la ville pour la région).

Alors que ni les élus des arrondissements ni les ministres n’étaient audibles, on guettait sans cesse l’attitude de Rosa Iervolino et d’Antonio Bassolino. La ville ne « tenait ensemble », politiquement à la vaste échelle de la métropole, qu’au prix d’une catharsis permanente sur ces deux personnalités que le suffrage universel avait désignées comme ses guides et ses martyrs…

Une femme gouverneure à Tokyo

Le troisième exemple provient de la mégapole de Tokyo où le système politique met en parallèle une quinzaine de petites villes (arrondissements-mairies) et une métropole-préfecture de seize millions d’habitants. Sur chacun des deux niveaux, les Japonais votent deux fois : pour choisir l’élu de leur quartier qui siégera au conseil et pour désigner celui ou celle qui dirigera l’exécutif.

Pour la région de Tokyo (ce n’est pas le cas dans les autres régions), le gouverneur est aussi le maire de la métropole (le mandat de gouverneur est l’équivalent de celui du préfet en France mais il est élu au suffrage universel uninominal direct et il dispose de pouvoirs bien supérieurs). En revanche, dans les assemblées délibératives, les leaders sont désignés par les conseillers et possèdent des profils moins politiques (et ils ne peuvent pas présider l’assemblée plus de deux ans).

En juillet 2016, les Tokyoïtes ont choisi comme gouverneur à Tokyo une femme, ce qui constituait en soi une minirévolution symbolique quand on connaît le quasi-monopole des hommes dans l’occupation des mandats politiques de premier plan au Japon. Yuriko Koike a été brillamment élue en parvenant à incarner la promesse d’un renouveau de la classe politique. Sa stratégie de rassemblement et de création d’un nouveau mouvement (le « Parti du progrès ») ressemble d’ailleurs en bien des points à celle d’Emmanuel Macron en France.

Yuriko Koike, maire de Tokyo, aux côtés du premier ministre du Japon, Shinzo Abe. 内閣官房内閣広報室/Flickr, CC BY-SA

En novembre 2017, elle a été jusqu’à oser défier le premier ministre Shinzo Abe à l’occasion des élections législatives anticipées. Et elle a publiquement marqué sa différence en argumentant l’autonomie culturelle de Tokyo et en soutenant des personnalités qui se tenaient à bonne distance des « notables » locaux comme des « héritiers » nationaux.

Métropolisation des modes de vie

À Tokyo comme à Montréal et à Naples, j’ai donc pu étudier deux catégories distinctes d’élus : ceux qui s’impliquent dans les collectivités de proximité et ceux qui gèrent les enjeux de gestion publique à une échelle urbaine beaucoup plus vaste.

Pour les seconds, j’ai recueilli des témoignages assez étonnants concernant la dimension sensible et passionnée des responsabilités métropolitaines qui leur incombaient (Les métropoles à l’épreuve de leur récit politique). Pour le « grand élu » placé apparemment à distance du citoyen lambda, la même charge émotive s’établit avec les électeurs même si ce lien de confiance-défiance n’est pas construit dans l’hyperproximité.

À chaque fois, l’élu métropolitain cristallise sur sa personne des conflits, des contradictions et des promesses d’une intensité considérable. La capacité de médiatiser des valeurs partagées occupe, dès lors, une place décisive dans son « rôle ». Au fil de mes séjours en immersion à Montréal, à Naples et à Tokyo, ce travail d’incarnation et de mise en récit du territoire m’est apparu comme une dimension centrale pour permettre la prise de décision publique.

Partout dans le monde, les autorités publiques sont confrontées au processus complexe de métropolisation des modes de vie. Ce défi démocratique passe par la construction d’un imaginaire partagé, un travail sensible où des élus se doivent d’incarner l’ensemble du territoire pour en combattre et en transcender les fragmentations.

Une ambition métropolitaine impensable en France ?


Ce texte fait suite à un débat public organisé par le Conseil de développement de Grenoble Alpes Métropole avec des étudiants de Sciences Po Grenoble et Claudy Lebreton, le 21 novembre 2017, à Eybens (France). L’auteur de cet article anime un carnet de recherches : « Les énigmes de l’action publique locale ».

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