Menu Close
Vu d'une table de restaurant, avec des verres à l'avant-plan
Un restaurant du Vieux-Montréal. L'implantation des modules électroniques des ventes dans les restaurants du Québec, il y a dix ans, a permis au gouvernement d'aller chercher plus d'un milliard de dollars additionnels en contributions fiscales de toutes sortes. La Presse canadienne/Graham Hughes

Dix ans après leur implémentation dans les restaurants, l'enregistrement des transactions a mis à mal l'économie au noir

Le gouvernement du Québec a rendu obligatoire, il y a dix ans, dans tous les restaurants de la province, l’utilisation des modules électroniques des ventes (MEV). Cette mesure était rendue nécessaire en raison d’une particularité de cette industrie : 60 % des transactions sont en espèces, rendant les contrôles fiscaux plus ardus.

Connectés en permanence aux serveurs de Revenu Québec, les MEV enregistrent les transactions dès qu’elles se produisent et conservent leur historique pour des raisons de vérification. Comme chaque module est équipé d’un sceau de sécurité, cela rend la manipulation difficile. Les autorités fiscales savent immédiatement lorsque quelqu’un a trafiqué une machine. Les MEV réduisent ainsi la capacité d’un établissement à cacher les ventes, même lorsque les achats sont payés en espèces.

Quels impacts l’implantation de ces modules électroniques ont-ils eu dans le milieu de la restauration ? Tous deux professeurs en finance à HEC Montréal, nous en avons fait une analyse détaillée.

Des technologies de suppression des ventes

Les entreprises sont confrontées à de nombreuses sortes de taxes, redevances et impôts qui touchent différents aspects de leurs opérations, incluant leur politique d’investissement et de financement, leur forme organisationnelle, les prix de transfert et les décisions de rémunération.

En plus de payer des impôts fonciers et sur le revenu, et des taxes sur la masse salariale, les entreprises sont invitées à devenir des agents des autorités fiscales en retenant une partie de l’impôt sur le revenu de leurs employés. On leur demande également de percevoir et de verser aux autorités fiscales les taxes de vente. Au total, les sociétés canadiennes (et américaines) payent, perçoivent ou versent environ 80 % de tous les impôts.

Des entreprises peuvent être tentées de cacher les montants perçus en omettant de déclarer certaines ventes, réduisant du coup leur revenu imposable. La décision de ne pas verser aux autorités fiscales les taxes de vente est particulièrement attrayante dans le cas de transactions en espèces, puisque contrairement aux paiements par carte, elles n’apparaissent a priori nulle part.

La surveillance des transactions en espèces nécessite d’avoir accès aux caisses enregistreuses des entreprises. Or, la capacité des autorités fiscales d’accéder aux caisses des restaurants est limitée par ce qu’on appelle des « technologies de suppression des ventes. » Ces technologies, tels les « Phantomwares, » qui fonctionnent comme un menu caché dans la caisse enregistreuse, et les « Zappers, » qui fonctionnent à l’extérieur de la caisse enregistreuse, permettent de falsifier les registres des caisses. Ces technologies sont utilisées au Québec, au Canada, ainsi que dans plusieurs autres pays développés et en développement. Or la suppression des ventes est difficile à détecter, même lors d’exercices de vérification.

L’Internet des objets au bénéfice du fisc

L’industrie de la restauration est idéale pour étudier l’impact de la lutte contre l’utilisation des technologies de suppression des ventes.

Service à la table pour des clients de La Maison Grecque, à Montréal. L’industrie de la restauration est idéale pour étudier l’impact de la lutte contre l’utilisation des technologies de suppression des ventes. La Presse canadienne/Paul Chiasson

Les gouvernements du monde entier ont reconnu que l’utilisation de ces technologies de suppression des ventes était problématique. Bien que de nombreux États ont légiféré contre leur utilisation, peu ont pris des mesures sérieuses contre ces dispositifs.

En utilisant des données fiscales anonymisées, nous avons comparé les ventes, les dépenses et l’emploi dans les restaurants du Québec à la suite de l’introduction des MEV, avec ceux des restaurants de l’Ontario et des provinces atlantiques. Les groupes « traitement » et « contrôle » sont relativement homogènes dans leurs opérations (ce ne sont que des restaurants), et l’affectation aux échantillons de contrôle ou de traitement ne dépend que de la province de domicile, et non des caractéristiques ou du choix du restaurant.

Un montant annuel additionnel de 244 millions de dollars

Les résultats de notre analyse sont triples.

Nous documentons d’abord une augmentation moyenne des ventes déclarées des restaurants du Québec de 5,8 % à 9,8 %. Cette augmentation est relativement plus importante pour les petits restaurants (pour lesquels elle peut représenter plus de 10 % des ventes) et les établissements indépendants.

Ces résultats confirment la présomption selon laquelle il est plus difficile de cacher les transactions dans les grands restaurants où plus d’employés doivent être mis au parfum d’un complot pour frauder le fisc.

Un client se fait servir une bière au pub McKibbin’s, sur le boulevard Saint-Laurent, à Montréal. L’introduction des MEV dans les restaurants du Québec a permis de récolter en taxes et cotisations sociales un montant annuel additionnel de 244 millions de dollars. La Presse canadienne/Graham Hughes

Deuxièmement, nous constatons que même si les MEV ne visent que les ventes, leur introduction a entraîné une augmentation importante des débours des restaurants, incluant une augmentation de 4,9 % à 10,3 % des salaires versés par le biais d’une augmentation de 7,0 % à 10,9 % du nombre moyen d’employés déclarés.

Ces résultats fournissent des indications qu’avant les MEV, les ventes au comptant non déclarées étaient utilisées pour payer le travail non déclaré, ce qui permettait aux restaurants d’économiser sur les taxes sur la masse salariale et aux travailleurs, de recevoir un revenu qui n’était pas imposable.

Troisièmement, nous constatons que l’augmentation des dépenses déclarées est équivalente à l’augmentation des ventes déclarées, de telle sorte que le revenu imposable des restaurants n’a pas bougé. Cela fournit la preuve que même les systèmes fiscaux développés peuvent être sujets à de tels stratagèmes.

L’introduction des MEV dans les restaurants du Québec a permis de récolter en taxes et impôts un montant annuel additionnel de 244 millions de dollars, soit 105 millions en taxes de vente, 52 millions en charges sociales de l’employeur (taxes sur la masse salariale) et 87 millions en impôt et cotisations sociales des employés. Nous n’avons trouvé aucun impact sur les impôts des sociétés. Le coût de mise en œuvre a été d’environ 37 millions de dollars.

Sur une période de 5 ans, le fisc québécois a ainsi réussi à aller chercher près d’un milliard de dollars en contributions fiscales de toutes sortes auprès de l’industrie de la restauration québécoise ; c’est assurément une bonne affaire étant donné le coût initial de 37 millions de dollars de cette politique.

Want to write?

Write an article and join a growing community of more than 182,300 academics and researchers from 4,942 institutions.

Register now