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Écrire, ça s’apprend ?

Master Lettres et Création littéraire du Havre. DR

Cet article est publié dans le cadre du colloque « Transmission » organisé par l'Université de Strasbourg et l'IUF, qui se tiendra les 28, 29 et 30 mai prochains, et dont nous sommes partenaires.


Si des ateliers d’écriture existent, en France, depuis fort longtemps, l’enseignement de la création littéraire est récent. Le Master Lettres et Création littéraire du Havre et celui des Métiers de l’écriture de Toulouse ont été créés en 2012 ; le Master de Création littéraire de l’université Paris 8 en 2013. Des formations de création littéraire existent également à l’université d’Aix-Marseille ainsi qu’à Cergy-Pontoise, peut-être d’autres projets de ce type sont-ils en cours. Aux États-Unis, le « creative writing » s’enseigne depuis plus de cent ans dans les universités les plus prestigieuses. Des écrivains reconnus y enseignent. Des écrivains reconnus en sortent. C’est également une discipline répandue au Québec – pour citer un pays francophone.

L’enseignement de la création littéraire en France n’en reste pas moins abordé avec une fascination méfiante. Parmi les réactions récurrentes : Écrire, ça s’apprend ? Mais alors, tous les écrivains vont se ressembler ! Ça ne vous dérange pas de former d’autres écrivains… des concurrents, je veux dire. Il y a ce mythe, tenace, hérité de l’époque féodale, comme si l’écrivain appartenait à une caste mystique, était fait d’autre chose que de chair et d’os. Comme si le travail était une insulte à l’inspiration. Alors que l’enseignement des beaux-arts est répandu depuis le XVIIe siècle en France, l’écriture, elle, serait une chose à part. La sculpture, la peinture, le dessin, la photographie… pourraient s’enseigner – tout comme la philosophie. Pas l’écriture.

Discrimination pour le moins irrationnelle. Quand on regarde Apollon et Daphné, du Bernin – qui a appris la sculpture sur les chantiers de son père –, on n’a pas l’impression d’une répétition de gestes dénuée d’âme. La transmission d’un art n’est pas faite de recettes et de trucs. Ce n’est pas un prêt-à-créer.

Dans l’atelier au Havre. Photo Limongi, Author provided

Offrir un lieu d'épanouissement

Dans le cadre du Master Lettres et Création littéraire du Havre, où j’enseigne depuis deux ans et coordonne le parcours Création depuis la rentrée dernière (il a été créé par Thierry Heynen, Élise Parré, Elisabeth Robert-Barzman et Laurence Mathey), on ne cherche certainement pas à produire des clones d’écrivains mais bien au contraire à accueillir une multitude de propositions, et à leur offrir un cadre pour s’épanouir, pendant deux ans, avec exigence et bienveillance.

C’est un défi pour l’équipe pédagogique tout autant que pour les étudiants qui s’engagent dans la formation car il s’agit de dispenser un enseignement au plus près des enjeux de la création, adapté aux différentes personnalités littéraires présentes dans une classe. Un enseignement qui ne fonce pas tête baissée mais, justement, tente de transmettre sans formater, conseiller sans diriger.

Au Havre, les étudiants bénéficient d’une double culture: université et école d’art. Ou, pour le dire rapidement – mais la réalité est plus subtile – des cours plus théoriques à l’université, davantage d’ateliers et de workshops en école d’art. Les étudiants, qui viennent en général soit d’université (après une licence ou un master) soit d’école d’art (après un DNAP ou un DNSEP) profitent de la richesse de ce duo. Certains, par exemple, ayant pour la première fois accès à un atelier de sérigraphie, font exister physiquement leurs textes et les vivent ainsi autrement ; d’autres, n’ayant pas suivi de cursus littéraire, découvrent avec enthousiasme la liberté créative de la littérature du Moyen Âge…

On favorise la rencontre entre futurs auteurs et créateurs de diverses disciplines du champ artistique ainsi que les échanges qui préparent à la réalité d’une vie tournée vers l’écriture : collaborations avec des étudiants en graphisme (ou comment accepter qu’un autre mette les mains dans son propre texte), radio, lectures publiques, dialogue avec des musiciens, des plasticiens… Afin de désaffubler le fantasme récurrent du rentier oisif ou du poète maudit, certaines conférences abordent des questions professionnelles : statut social de l’écrivain, droit d’auteur, contrat d’édition, numérique, commandes publiques, résidences… Les programmes sont conçus afin que des gestes différents puissent être abordés – les workshops, dirigés par des écrivains, mettent ainsi l’accent sur des questions pas ou peu traitées dans les ateliers et séminaires. Deux écrivains interviennent par ailleurs tout au long de l’année.

Etudiant en création littéraire au travail. Photo Limongi, Author provided

Des projets et beaucoup d'échanges

Outre leur participation aux cours, séminaires, ateliers, workshops… les étudiants travaillent sur un projet littéraire accompagnés par un professeur référent. Dans ce cadre, de nombreux entretiens individuels sont organisés, pas seulement avec le référent, l’étudiant étant incité à présenter son travail aux interlocuteurs qui lui semblent pertinents. Ces échanges privilégiés permettent à l’étudiant d’avancer dans la réalisation de son texte avec soutien et rigueur.

Les professeurs discutent beaucoup entre eux. C’est essentiel pour s’entendre sur les critères d’évaluation. En création littéraire, il ne s’agit évidemment pas d’une science exacte, c’est pourquoi il importe de suivre l’évolution du travail, la cohérence d’une méthodologie, la manière dont l’étudiant investit le champ qu’il s’est choisi. L’idée n’est pas de faire s’affronter des jugements esthétiques ni de privilégier telle ou telle forme qui serait plus ou moins souhaitable dans une époque donnée ; personne ne peut s’arroger ce droit – et ce serait assez inepte. Mais bien de faire en sorte que chaque étudiant accomplisse son geste littéraire, développe à la fois suffisamment de confiance pour pouvoir avancer et de conscience critique pour progresser.

Et puis, dans l’échange entre les écrivains et les étudiants, quelque chose d’indicible passe. C’est ça la transmission. Le partage d’expériences. Telle énergie d’écriture, telle ténacité, telle générosité. Le grain d’une voix, ce regard qui vous dit que lui aussi il est passé par là et qu’il faut continuer. Le corps de l’écrivain est là pour témoigner de la réalité de l’écriture, pour dire que ce n’est pas une invention de privilégiés, une surface abstraite, mais bien un engagement d’« horribles travailleurs ».

Dans un monde qui roule à tombeau ouvert vers toujours davantage de consommation sans conscience, de profit, il semble plus que nécessaire d’offrir des espaces aux jeunes gens qui ne partagent pas ces valeurs et souhaitent s’adonner à l’écriture malgré un contexte de plus en plus hostile à la création. Traiter la création avec considération et exigence. Chérir la liberté de penser et de créer. Inventer sa propre forme littéraire, quoi de plus révolutionnaire dans un monde formaté ? Rien ne s’apprend. Tout se vit. Et il n’y a rien de plus beau que de transmettre ce à quoi on consacre sa vie, avec un profond sentiment de nécessité.

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