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Éducation des jeunes délinquants : un retour en arrière ?

Le film « La tête haute », d’Emmanuelle Bercot, a fait l'ouverture du festival de Cannes en 2015. On y découvre le travail des professionnels de l’éducation en milieu judiciaire. Les Films du Kiosque

Des « sauvageons » de Jean-Pierre Chevènement aux « racailles » de Nicolas Sarkozy, les jeunes des quartiers populaires périurbains sont présentés, dans un nombre croissant de discours politiques et de mises en scène médiatique, comme l’une des menaces les plus tenaces de l’ordre social. À cela répond la volonté, sans cesse réaffirmée, de durcir les réponses pénales à l’encontre de déviances qui concerneraient des jeunes décrits comme toujours plus jeunes, plus nombreux et plus violents, ce que contestent pourtant les enquêtes les plus sérieuses menées sur la question.

On peut se demander, dans ce contexte, ce qu’il advient de la philosophie éducative qui animait les premières législations pour mineurs, adoptées dans la première moitié du XXᵉ siècle. Sans disparaître, cette philosophie se restructure profondément : l’ouverture de nouvelles prisons centrées sur un objectif de resocialisation, ainsi que le renforcement du contrôle des jeunes suivis à l’extérieur, en foyer ou dans leur milieu habituel de vie, deviennent les outils d’un nouveau modèle d’éducation sous contrainte. Or, ce modèle heurte l’identité fondatrice de la Protection judiciaire de la jeunesse (PJJ) et de sa profession d’éducateur. Leur création conjointe, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, visait en effet à rompre avec le passé pénitentiaire de la justice des mineurs.

Liquider l’héritage des bagnes d’enfants

Lors de sa création au sein du ministère de la Justice, l’Éducation surveillée – devenue PJJ en 1990 – était conçue comme le miroir judiciaire de l’Éducation nationale. Elle était censée prolonger, à destination des délinquants, la mission de l’institution scolaire : socialiser l’individu-citoyen. Cette proximité revendiquée avec l’Éducation nationale était aussi une manière, pour ce jeune organisme, de marquer ses distances avec l’administration pénitentiaire, qui par l’intermédiaire de ses colonies correctionnelles rebaptisées « bagnes d’enfants » dès le début du 20e siècle, était avant 1945 l’un des principaux acteurs du traitement de la jeunesse déviante. Comme le montrent ces archives de l’Institut national de l’audiovisuel, l’Éducation surveillée se donnait pour objectif général de rééduquer les « enfants égarés ».

Image du film « La Révolte des enfants » de Gérard Poitou-Weber, 1992. Doriane Films

Cette mise à distance de l’administration pénitentiaire s’est peu à peu traduite par l’affirmation d’une critique de l’enfermement et de toute forme de « discipline », qui a trouvé dans les mouvements de mai-juin 1968 une occasion de se propager et de se diffuser. Dans la rhétorique du syndicat national des personnels de l’Éducation surveillée, très ancré à gauche et largement majoritaire au sein du corps éducatif, les jeunes délinquants sont alors considérés comme victimes d’un ordre social inégalitaire et de ses conséquences sur les conditions d’existence des familles de classes populaires. Si responsabilité il doit y avoir, celle-ci doit être collective avant d’être individuelle : la société doit donc se donner les moyens d’éduquer les jeunes, avant de les punir.

En 1978, avec l’accord de leur direction, les éducateurs obtiennent de quitter les prisons au sein desquelles ils interviennent encore. Une circulaire de la direction de l’Éducation surveillée, publiée en 1980, le rappelle en ces termes :

« C’est à l’administration pénitentiaire que revient la responsabilité de répondre à ces demandes répressives. La confusion des registres éducatif et répressif n’apporte aucune solution satisfaisante. Elle rend aléatoire l’éducation et multiplie l’atteinte aux libertés ».

L’incarcération des mineurs ne disparaît pas, mais elle est reléguée hors du champ légitime de l’action éducative, qui se recentre autour d’une référence dominante au « milieu ouvert ».

Un modèle d’éducation sous contrainte

« Éduquer sous contrainte », l’ouvrage de Nicolas Sallée est paru en septembre 2016, aux éditions de l’EHESS. N.Sallée, Author provided

Dans les années 1970 et 1980, cette conception de l’action éducative s’appuie sur le recours à une diversité de savoirs en sciences humaines et sociales, aujourd’hui d’autant plus fragilisés qu’ils sont accusés de cultiver une « culture de l’excuse ». Déjà mobilisée en 1997 par Lionel Jospin, ressortie du chapeau par Manuel Valls à la suite des attentats de novembre 2015, cette rhétorique de « l’excuse », souvent dite « sociologique », ne fait pas que reproduire la regrettable confusion entre effort de compréhension et justification morale. Elle légitime également un principe de responsabilité individuelle, que la loi dite Perben I du 9 septembre 2002 a précisément replacé au cœur du dispositif pénal destiné aux mineurs.

Ces transformations législatives ont-elles pour autant eu raison de toute logique éducative ? La loi Perben I semble au contraire en avoir étendu le périmètre, en exigeant notamment des éducateurs qu’ils réinvestissent les prisons pour y travailler en binôme avec les surveillants pénitentiaires. En provoquant l’extension – hautement controversée – de l’éducatif dans des espaces qui lui sont longtemps restés étrangers, elle en a cependant profondément bouleversé le sens : l’incarcération elle-même est désormais constitutive de ce modèle d’éducation sous contrainte.

Quand un jeune est incarcéré, les éducateurs se donnent pour tâche principale d’assurer la continuité du parcours éducatif, notamment en travaillant avec lui les raisons de son passage en prison et les conditions de sa sortie. Autrefois assurée par des services éducatifs externes aux établissements carcéraux, cette tâche est désormais internalisée. Dès lors, dans des lieux où les préoccupations sécuritaires dictent l’organisation générale de la détention, les éducateurs ont désormais la possibilité de s’appuyer sur les contraintes pénitentiaires et le système de sanctions auquel elles s’adossent, pour rappeler un jeune à ses fautes et l’engager sur le chemin de la « responsabilisation ».

Loin de se cantonner à la prison, ce modèle s’étend à l’ensemble des pratiques éducatives. Un nombre croissant de mineurs est ainsi suivi, à l’extérieur, dans le cadre de mesures – dites « probatoires » – assorties d’une menace d’incarcération que les éducateurs peuvent toujours brandir s’ils constatent qu’une obligation n’a pas été remplie, ou s’ils estiment, plus subjectivement, qu’un engagement n’a pas été tenu. En confrontant les jeunes à leurs obligations pénales, parfois au risque de fragiliser le lien de confiance qu’ils ont bâti avec eux, ils participeraient alors à leur responsabilisation.

Une résurgence de la discipline

Cette référence omniprésente à la responsabilisation du jeune s’inscrit dans une dynamique générale de transformation de l’État social, depuis le milieu des années 1980, marquée par un transfert de la gestion des risques sociaux vers l’individu : celui-ci est de plus en plus tenu d’endosser la responsabilité de tout ce qui lui arrive.

Dans un contexte de fragilisation croissante du marché du travail, qui réduit les possibilités objectives de réinsertion des populations les plus précarisées, la justice pénale s’impose comme un outil privilégié de leur contrôle – et par ricochet, de leur responsabilisation. Ces transformations conduisent à de nouvelles modalités d’inculcation des normes sociales : l’individu lui-même est désormais chargé de s’adapter, se prendre en main, travailler sur soi. Cette valorisation de l’individu peut conduire, dans le quotidien des prises en charge, à la création d’espaces éducatifs où les jeunes, par différents médias (qu’ils soient artistiques, scolaires ou professionnels), sont placés dans des situations d’apprentissage et d’autonomie, voire d’apprentissage de leur autonomie. Cependant cette responsabilisation s’accompagne, dans le même temps, d’une vieille conception de l’éducation selon laquelle seul le rappel de règles non discutables, dans un cadre pénal contraignant, permettrait la resocialisation de ces jeunes supposément « déstructurés ».

Cette résurgence de la discipline, pouvant aller jusque-là légitimation, en prison, du bien-fondé de l’ordre carcéral, devrait nous interroger sur le sens final que l’on veut donner à l’éducation des jeunes les plus fragilisés.

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