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« En direct des espèces » : des coquillages qui ont du mordant

Un Tonnoidea (Tonna perdix) engloutissant un concombre de mer. Wikipedia, CC BY-SA

Cet article est publié en collaboration avec les chercheurs de l’ISYEB (Institut de Systématique, Évolution, Biodiversité, Muséum national d’Histoire naturelle, Sorbonne Universités). Ils proposent une chronique scientifique de la biodiversité : « En direct des espèces ». Objectif : comprendre l’intérêt de décrire de nouvelles espèces et de cataloguer le vivant.


Prédateur ! Ce seul mot évoque le guépard poursuivant la gazelle ou le rapace fondant sur sa proie, mais vous n’imaginez peut-être pas que des milliers de ces chasseurs se meuvent à la vitesse… d’un escargot. Nous parlons ici de l’ordre des Neogastropoda, l’un des groupes de prédateurs les plus diversifiés et les plus fascinants du monde vivant. Imaginez qu’avec potentiellement 50 000 espèces (dont seulement 15 000 ont été décrites à ce jour), il y aurait sur Terre cinq fois plus de ces néogastéropodes que d’oiseaux et dix fois plus que de mammifères. Des eaux tropicales à celles des pôles, ils sont présents à toutes les profondeurs. Les plus petits spécimens font à peine quelques millimètres tandis que la trompette australienne (Syrinx aruanus) frôle le mètre.

Variété morphologique des néogastéropodes. MNHN., Author provided

Pour chasser, certains néogastéropodes adoptent des comportements parfois étranges. D’autres ont développé des particularités anatomiques, et produisent des molécules spécifiques. Si l’aigle utilise ses serres pour tuer ses proies, l’arme de choix de nos gastéropodes est leur radula. Il s’agit d’un ruban musculeux se trouvant dans la cavité buccale, recouverte de plusieurs centaines de dents chitineuses. Les formes de ces dents varient en fonction du régime alimentaire et des stratégies des différents organismes. Voici quelques exemples de leurs incomparables stratégies de chasse.

Variabilité des radulas. Yuri Kantor, Alexander Fedosov et Manuel Tenorio, Author provided (no reuse)

Percer à l’acide

Les Murex (Muricidae) dont le représentant le plus connu est très certainement le peigne de venus (Murex pecten), s’attaquent à d’autres mollusques, dont ils percent la coquille à l’aide de leur radula. Pour dissoudre ce matériau résistant, le Murex produit des acides et des enzymes grâce à une glande présente dans leur pied (« accessory boring organ »). La radula n’a alors plus qu’à gratter la coquille fragilisée. Mais la patience reste la première qualité du chasseur : on a vu un Murex forer ainsi pendant une semaine avant d’accéder au corps mou de sa proie !

Les Tonnoidea ont une méthode très semblable à celle des Murex pour se nourrir mais ne raffolent pas des mollusques. Leurs péchés mignons, ce sont les annélides (vers) et les échinodermes (oursins, étoiles de mer et concombre de mer). Un peu d’acide sulfurique très concentré produit par les glandes salivaires leur permet de manger leurs proies sans s’y casser la radula…

Vampiriser et asphyxier

Cependant, il n’est pas toujours nécessaire de tuer la proie. Certains gastéropodes (Colubrariidae, Marginellidae et Cancellariidae) se comportent comme de vrais vampires des mers. Ils attendent qu’un poisson s’endorme pour ramper vers les parties sans écailles de son corps, telles que les yeux, la base des nageoires ou l’anus. Ils y pratiquent une petite entaille à l’aide de leur radula, et pompent le sang tranquillement. Les glandes salivaires produisent alors des anticoagulants qui empêchent la pompe de se boucher.

Et parfois, la radula n’entre même pas en jeu : les Olividae, Harpidae, Fasciolariidae et Volutidae se contentent simplement d’asphyxier leurs proies (essentiellement des mollusques et des crustacés) en les enfermant dans une poche formée par leur pied. Certaines espèces vont jusqu’à libérer dans cette poche quelques molécules anesthésiantes, histoire que la proie se tienne tranquille pendant son agonie…

Un Fasciolariidae capturant un autre mollusque.

Paralyser à l’aide de toxines

Mais le groupe de néogastéropodes le plus connu est certainement celui des cônes (Conidae), généralement bien classés dans le top 10 des espèces les plus venimeuses au monde. Les dents marginales de leur radula se sont détachées et ont pris la forme de seringues avec lesquels le cône pique sa proie (vers, mollusques et poissons). Il lui injecte un venin composé principalement de neurotoxines, puis la ramène ensuite dans son proboscis (une extension de la bouche en forme de tube).

D’autres espèces préfèrent paralyser la proie à distance en diffusant leurs toxines (du doux nom de toxines « nirvana ») dans l’eau. Reste alors à enfermer la bête dans sa bouche, à la manière d’un filet de pêche, puis à lui assener le coup de grâce en injectant d’autres toxines via la radula. On a même vu un cône se laisser glisser, grâce à son mucus et sa coquille légère, depuis un surplomb rocheux directement sur sa proie pour mieux la surprendre.

Il existe même une espèce qui chasse en groupe : puisque leur venin est moins puissant que chez d’autres spécimens, et qu’une injection ne suffit pas à paralyser une proie, ils se mettent à plusieurs pour achever leur victime. On pourrait également parler de ces cônes dont le proboscis ressemble à un ver ou aux tentacules d’une anémone, pour mieux attirer les poissons, ou encore de ces proches cousins des cônes, les térèbres (Terebridae), dont certaines espèces sont capables d’élargir leur pied pour surfer sur une vague et prendre de vitesse (un comble pour un mollusque !) un ver annélide.

Des molécules pour soigner

Les biologistes qui étudient ces coquillages sont de plus en plus nombreux. Les molécules produites par ces organismes (neurotoxines, insulines, sérotonines, anticoagulants, etc.) pourraient avoir des applications thérapeutiques multiples pour l’homme : traitement de la douleur, de maladies cardio-vasculaires, de cancers, d’Alzheimer, de Parkinson, etc. La liste s’allonge régulièrement. Pour le moment, une seule de ces molécules a passé avec succès toutes les étapes qui conduit de la découverte à l’utilisation en médecine : le Prialt, issu du cône magicien (Conus magus), est aujourd’hui utilisé pour traiter les douleurs chroniques. Cependant, les chercheurs étudient les molécules sécrétées par les cônes depuis maintenant plusieurs décennies, mais n’ont fait que gratter la surface de ce qui semble être un réservoir infini de médicaments (pensez donc : une seule espèce de cône produit 200 toxines différentes !). Mais l’ère des « omics » (génomique, transcriptomique, protéomique, etc.) ouvre des perspectives qui révolutionneront certainement notre futur, et devraient nous permettre d’en apprendre plus sur la biologie, l’écologie et l’évolution de ces fascinants animaux.

Notez qu’une seule espèce de néogastéropodes, le cône géographe, est mortelle pour l’homme. Jusqu’ici, elle n’a fait officiellement que 36 morts. C’est bien peu par rapport aux 100 000 morts par an dues aux morsures de serpents… Alors, pas de panique, vous ne risquez rien (ou presque) ! La prochaine fois que vous observerez un beau coquillage sur la plage, dites-vous plutôt que ces redoutables prédateurs produisent des molécules qui guériront peut-être les maladies de vos enfants !

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