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Angustoniscus amieuensis, une blatte calédonienne vivant dans les forêts humides de l'île. P. Grandcolas, CC BY

« En direct des espèces » : une blatte réécrit l’histoire de la Nouvelle-Calédonie

Nous vous proposons cet article en partenariat avec l’émission de vulgarisation scientifique quotidienne « La Tête au carré », présentée et produite par Mathieu Vidard sur France Inter. Romain Garrouste, qui fait partie du département Systématique et évolution du Museum national d’Histoire naturelle, comme l’auteur de ce texte, évoquera ses recherches dans l’émission du 7 avril 2017 en compagnie d’Aline Richard, éditrice science et technologie pour The Conversation France.


Quelquefois, trouver une espèce d’insecte nouvelle pour la Science peut s’avérer lourd de conséquences… intéressantes. Démonstration avec de petites blattes des forêts de la Nouvelle-Calédonie, au large de l’Australie. Rien à voir avec les cafards des maisons, bien sûr, mais tout de même de petites bêtes dont on penserait qu’elles n’ont pas a priori grande importance. Pourtant, quelques espèces étudiées lors de missions d’exploration biologique du Muséum de Paris (Institut de Systématique, Evolution, Biodiversité) nous ont livré un message étonnant sur l’histoire de cette île très particulière.

La Nouvelle-Calédonie : une très ancienne arche de Noé ?

La Nouvelle-Calédonie est un archipel bien connu des scientifiques et des naturalistes : cataloguée comme un des points chauds de biodiversité de la planète, elle abrite un extraordinaire éventail du vivant. Forêts tropicales et montagnes côtoient des plages bordant le plus grand lagon du monde. Mais, pour les naturalistes, l’archipel comportant la Grande Terre, les îles Loyauté et de nombreux îlots a encore une autre vertu : son histoire évolutive.

Carte de la Nouvelle-Calédonie et de Vanuatu. Eric Gaba/Wikimedia, CC BY-SA

En effet, l’île la plus importante – la Grande Terre – a longtemps été considérée comme un petit bout de terre séparé de l’Australie il y a 80 millions d’années lors de la fragmentation de l’ancien supercontinent Gondwana. De là à supposer que les plantes et les animaux calédoniens sont des reliques directement issus de ces temps anciens, il n’y avait qu’un pas, allègrement franchi par de nombreux scientifiques depuis les années 1970.

Certains avaient même fait la liste des prétendus fossiles vivants qui seraient restés sur place sans beaucoup évoluer, tels que de nombreuses espèces d’Araucaria (pins austraux) ou encore Amborella trichopoda, un arbuste supposé vestige des premières étapes de la diversification des plantes à fleurs.

Quelques insectes bien surprenants

Intrigués par ce contexte, nous avons donc étudié la faune locale en nous focalisant sur quelques groupes d’insectes méconnus. Quelle n’a pas été notre surprise de trouver sur cette île de taille pourtant très moyenne (60 000 km2) une biodiversité très riche et très originale, et notamment nos petites blattes forestières du genre Angustonicus. Mais le meilleur restait à venir.

Nous avons en effet établi un arbre de parentés moléculaires entre toutes les espèces récoltées (une « phylogénie ») qui nous a montré que les deux espèces des îles Loyauté adjacentes – des îles récifales géologiquement très jeunes (environ 2 millions d’années) – divergeaient de toutes les espèces de la Grande Terre – supposée très ancienne (80 millions d’années et plus) -. Un tel résultat remettait en question l’ancienneté du peuplement de l’île.

En effet, deux groupes divergents d’organismes formés à partir d’un ancêtre commun – appelés groupes-frères par les évolutionnistes – sont forcément du même âge, puisque plus proches parents l’un de l’autre, un peu comme deux faux jumeaux issus d’une même mère.

Les espèces des Îles Loyauté, supposées a priori jeunes comme leur substrat, permettaient de rajeunir celles de la Grande Terre, leur groupe-frère.

Que disent les géologues au sujet de la Nouvelle-Calédonie ?

Étonnés par ce résultat, nous nous sommes donc plongés dans les nombreux travaux de géologie sur la Grande Terre, riche de grands gisements de nickel et donc bien étudiée de ce point de vue. Seconde surprise, cohérente avec la première : certes, le socle de la Nouvelle-Calédonie est géologiquement très ancien (plus de 80 Millions d’années) mais l’île a subi bien des bouleversements à la limite, très chahutée, des plaques tectoniques australienne et pacifique. Contractions puis étirements à la limite des deux plaques ont fait faire le yoyo aux terrains continentaux anciens de la Nouvelle-Calédonie, entraînant plusieurs longues submersions en eau profonde puis remontées à la surface de la Grande Terre, dont la dernière daterait d’environ 37 millions d’années.

Autant de circonstances qui plaident pour un peuplement plus récent de l’île mais qui avaient échappé aux biologistes, peu enclins à lire dans le détail des travaux de géologie tectonique. La situation de la Nouvelle-Calédonie est donc beaucoup plus compliquée que celle d’un antique morceau de Gondwana qui aurait simplement dérivé depuis 80 millions d’années avec sa faune et sa flore « anciennes » embarquées à bord.

Une île à la biodiversité rajeunie

Armés de ce double constat, nous sommes donc retournés à nos blattes et avons questionné le mythe de la Nouvelle-Calédonie – l’île au prétendu peuplement gondwanien – dans une publication qui fut accueillie fraîchement en 2005. Pour beaucoup, il n’était pas agréable de considérer qu’un petit insecte suggérait de changer la théorie captivante d’une île-arche de Noé gondwanienne, tout droit sortie de l’âge des dinosaures.

Côte Sud de la Grande Terre avec les Araucaria sur le rivage. P. Grandcolas, CC BY

L’idée d’un peuplement insulaire jeune sur une île ancienne récemment réémergée a fait cependant son chemin dans les esprits. De nombreux travaux ont été réalisés depuis par plusieurs dizaines d’équipes. Notre hypothèse de départ semblait rester correcte et résister aux tests successifs. Notre dernière analyse qui vient d’être publiée ne recense pas moins de 40 études portant sur des groupes d’organismes très variés : plantes, insectes, mollusques, lézards et renforce notre point de vue.

Celles-ci datent le début de diversification des groupes d’organismes calédoniens contemporain ou postérieur à la réémersion de l’île, c’est-à-dire environ 37 millions d’années. Pour obtenir de telles estimations d’âges, les travaux modernes de biologie de l’évolution utilisent des méthodes mathématiques qui évaluent la probabilité qu’une succession de divergences moléculaires entre apparentés puissent dater de telle ou telle période, le tout sous le contrôle de l’âge de fossiles proches parents utilisés comme points de calibration.

Deux conclusions ressortent donc de tous ces travaux. Du point de vue biologique, la Nouvelle-Calédonie ne peut plus être considérée comme une sorte d’arche de Noé datant du Gondwana. La réalité biologique est infiniment plus complexe et la plupart des groupes d’organismes composant la biodiversité locale sont passablement récents. Ils se sont constitués localement à la suite d’une combinaison de dispersions au-delà des océans puis d’évolution locale depuis 37 millions d’années.

Du point de vue géologique, l’île est un morceau de territoire très complexe, au socle très ancien mais à l’histoire récente incroyablement mouvementée. Les gisements de nickel calédoniens en sont d’ailleurs le témoignage patent : ces sols tropicaux riches en métaux ont été formés par l’altération de roches arrachées au fond de l’océan par le socle de l’île lors de sa dernière émersion. La Grande Terre est ainsi une île dite océanique parce qu’elle est sortie des eaux, par opposition à une île continentale, qui est restée émergée lorsqu’elle se sépare d’un continent, comme Madagascar, par exemple.

Rétrospectivement, il est intéressant de constater qu’une révolution aussi profonde dans les esprits au sujet d’un illustre point chaud de la biodiversité – la Nouvelle-Calédonie – a été causée originellement par l’étude de quelques blattes capturées dans les feuilles mortes des forêts tropicales. Comme quoi la description d’une petite espèce nouvelle peut avoir quelquefois de grands effets ! Ce n’est pas Monsieur Darwin qui nous contredirait, à la suite de son voyage aux îles Galapagos…

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