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En Iran, les sanctions internationales profitent au régime

Des manifestants mettent le feu à un drapeau américain et brandissent des portraits du Guide suprême Ali Khamenei à Téhéran, le 10 mai 2019. AFP

Si l’on devait choisir un mot clé pour résumer la plupart des commentaires à propos de la crise entre les États-Unis et l’Iran, ce serait celui d’« irresponsabilité ». Pour certains, la décision du président Trump semble au moins compréhensible dans la mesure où elle obéirait avant tout à une rationalité cynique : celle d’accroître ses chances de se faire réélire pour un second mandat en lançant un conflit de diversion. En ce sens, l’élimination du général Soleimani peut être interprétée comme la facette militariste de sa devise électorale « Make America Great Again ». En revanche, lorsque l’Iran abat un drone américain en juin 2019, emprisonne des universitaires étrangers comme Fariba Adelkhah et Roland Marchal, voire abat un avion ukrainien, l’incompréhension prévaut et le jugement moral sur son « comportement voyou » figure comme une catégorie explicative.

Les dirigeants iraniens sont-ils irrationnels ?

Il est vrai qu » une première analyse superficielle tendrait à prouver l’irrationalité de la politique iranienne. Même si une intervention terrestre des États-Unis en Iran serait contre-productive, Washington est en mesure de bombarder à volonté les sites iraniens de son choix et d’infliger des dégâts humains considérables sans craindre de ripostes véritables de Téhéran contre des positions américaines. Les frappes iraniennes sur des bases situées en Irak abritant des soldats américains le 8 janvier ne semblent pas avoir fait de victimes dans les rangs irakiens et américains. Il est probable que les décideurs iraniens aient choisi de « tirer à côté » pour revendiquer sur le front interne une victoire toute en signalant aux États-Unis une « riposte proportionnée » pour reprendre les mots du ministre des Affaires étrangères iranien Mohammed Jawad Zarif.

Ajoutons que d’un point de vue économique, l’Iran subit des sanctions tellement fortes qu’il est entré en récession en 2019. Enfin, les coûts politiques de la ligne iranienne sont également dramatiques : l’Iran se trouve désormais relativement isolé et stigmatisé sur la scène internationale. En somme, la politique iranienne semble contraire à ce que l’on qualifie communément d’intérêt national.

Des sanctions qui renforcent la légitimité du pouvoir

Toutefois, derrière la façade des coups joués sur la scène internationale, se cache en coulisse l’enjeu de la légitimité politique interne des décideurs politiques. Cette légitimité repose en grande partie sur la capacité des dirigeants à maintenir la fiction d’une souveraineté absolue.

L’idéal de la souveraineté est particulièrement puissant dans des entités qui ont été par le passé des objets plus que des sujets de la politique mondiale, comme l’Iran qui en 1953 a subi un coup d’État préparé par la CIA et les services britanniques contre le premier ministre Mossadegh. Il est difficile pour les responsables d’un ancien État « vassal » de se plier à nouveau aux sanctions d’une puissance « extérieure ». En outre, un grand nombre des chefs exécutifs – de Vladimir Poutine à Donald Trump en passant par l’Ayatollah Khamenei – revendiquent pour eux-mêmes et pour leur pays une image « héroïque » mettant en avant leur puissance matérielle, leur vitalité et leur « mépris de la mort ». Si les sanctions frappent durement leur pays, se plier à celles-ci abîmerait de manière fatale leur capital symbolique.

Des manifestants déploient une banderole représentant Ali Khamenei et Ghassem Soleimani lors d’une manifestation à Téhéran le 6 janvier 2020. Atta Kenare/AFP

Mais la raison pour laquelle les sanctions échouent face à l’Iran tient surtout à une variable systémique. Une différence essentielle persiste entre l’international et le national : celle de la « monopolisation » de la légitimité sur la scène interne. Alors que même dans les dictatures les décideurs doivent obtenir la reconnaissance d’une partie des gouvernés pour leur politique intérieure, ils peuvent souvent s’extraire d’un tel soutien « public » sur la scène internationale.

De nombreux gouvernements sévèrement critiqués voire non reconnus par les autres entités étatiques n’en conservent pas moins une bonne santé politique : les autorités du Hamas, le gouvernement israélien de Nétanyahou, la dynastie Kim de la Corée du Nord, dans une certaine mesure aussi la Russie de Poutine et les États-Unis de Trump, ou encore le gouvernement iranien. De manière générale, les responsables des régimes peu « populaires » sur la scène internationale construisent un récit d’autoreconnaissance. Celui-ci substitue à la reconnaissance des acteurs vivants la reconnaissance par des forces « extra-humaines » – la mission divine ou la grande Histoire.

Dans ce récit, l’Iran n’a plus besoin de la reconnaissance des acteurs humains mais doit uniquement rendre compte aux puissances divines. Ce récit met aussi en valeur les qualités traditionnellement associées à l’identité virile : la puissance physique et la vitalité d’une « jeune puissance », associées à la domination mentale et au mépris de la mort. En outre, les dirigeants d’un tel pays « diabolisent » les États qui les stigmatisent, de sorte que la non-reconnaissance de ces acteurs devient une sorte de preuve de « distinction ». Ce processus s’observe précisément dans le cas iranien.

Des drapeaux israéliens et américains sont brûlés et piétinés pendant une procession en mémoire de Ghassem Soleimani, le 6 janvier 2020 à Téhéran. Atta Kenare/AFP

Des sanctions forcément inefficaces ?

Tout indique donc que la stigmatisation et les sanctions n’inciteront pas les responsables d’un État à coopérer. Les décideurs d’un État exclu sont généralement capables, on l’a dit, de construire un récit d’autoreconnaissance. Une majorité d’analystes estiment que cela a été par exemple le cas pour le Japon à la fin des années 1920, l’Union soviétique lors de sa création, la Corée du Nord de l’après-guerre froide, l’Irak des années 1990 et la Russie de Poutine.

En somme, le cas iranien est loin d’être spécifique. Il nous suggère que le refus de considérer les décideurs d’un État comme interlocuteurs valables sur la scène internationale peut renforcer leur légitimité sur la scène nationale et les inciter à pratiquer une politique au bord de l’abîme. De même, les sanctions économiques ne sont pas nécessairement adéquates pour apaiser de tels acteurs. Le récit héroïque et paranoïaque des décideurs d’un tel État est incompatible avec des concessions politiques sous pression économique qui risqueraient de les faire apparaître comme « lâches ».

Or les dirigeants occidentaux eux-mêmes ne sont pas toujours exempts de ces contraintes symboliques. Comme l’Iran, ils doivent être, eux aussi, attentifs à leur légitimité fondée, pour leur part, parfois sur des valeurs « laïques » et sur le respect des droits de l’homme. Tout se passe donc comme si les coups extérieurs des décideurs politiques étaient en réalité joués également à destination de la scène domestique afin de paraître conformes au rôle revendiqué par les personnels politiques.

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