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En quoi la révolution digitale est-elle une nouvelle révolution ?

Cet article est également publié dans le numéro spécial de la revue « l’ENA hors les murs » sur le thème de la révolution numérique, numéro spécial coordonné par Didier Serrat.

Digitalisation – du codage du connu au vertige de l’inconnu

Shannon aurait cent ans cette année. Sa théorie de l’information construite sur les binary digits, le codage en 0 et 1, a le même âge que le transistor de Bardeen, Brattain et Shockley. Tous deux sont nés (aux Bell Labs) en 1948 et forment les bases de la digitalisation contemporaine. Depuis il y a eu l’intelligence artificielle (IA) et les systèmes experts, la société de l’information et l’économie de la connaissance, avant Internet et les réseaux, les NTIC, et aujourd’hui à nouveau l’IA… Alors qu’y a-t-il de neuf dans la digitalisation aujourd’hui ? Et au-delà des clichés, comment en faire un levier du progrès collectif ?

La digitalisation nous confronte de fait à une situation relativement inédite : elle nous offre des montagnes de faits connus, mais c’est le vertige de l’inconnu qui nous saisit. La digitalisation rend accessible des masses de connaissances issues du monde entier – connaissances scientifiques, culturelles, d’usage, voire d’émotions, de sensations.

Elle tend à faire reculer l’ignorance de ce qui existe. Mais elle nous soumet, par contraste, à la question d’un monde « encore inexistant », émergent, à-venir – pas même imaginable, car l’imaginé fait finalement partie du connu, un monde encore inimaginé. Et si le grand défi de la révolution digitale d’aujourd’hui n’était pas tant la digitalisation du connu, mais plutôt notre capacité à tirer parti de la digitalisation pour maîtriser l’inconnu qu’elle crée elle-même ?

Un double enjeu : défixation cognitive et nouvelles socialisations

Avec la digitalisation, les objets deviennent, dit-on, « intelligents ». Mais ce qui fascine dans les smart objects, c’est moins ce qu’ils sont que l’effort de conception pour imaginer ce qu’ils pourraient être et ce que nous devons souhaiter qu’ils soient. L’intelligence du compteur électrique ou du caddie de supermarché ne sont-elles pas encore largement à concevoir ?

Au moins peut-on remarquer que la notion même d’objet semble devoir être réinventée : un réseau d’objets intelligents peut-il encore être pensé comme un objet ? N’est-ce pas aussi une socialité digitale ? Mais selon quelles normes communes et pour quelle action ? Avec la digitalisation, le changement d’identité des objets, dont on sait qu’il marque le régime d’innovation contemporain (Le Masson, et al. 2010) s’étend à toutes les sphères de l’action collective.

Les disciplines scientifiques et techniques participent elles-mêmes activement à cette extension – les travaux de robotique contemporaine ne s’efforcent-ils pas de concevoir des algorithmes créatifs, intégrant une logique « d’adaptation créative par évolution artificielle » (Cully, et al. 2015) ? Avec ces objets-réseaux, ce sont donc à la fois les biens, les services, les usages autant que les formes des collectifs qui subissent des mutations parfois violentes. En outre les modifications des écosystèmes techniques et opérationnels se construisent comme une boucle expansive ouverte, parce que la digitalisation ne crée pas des objets pour servir des usages, elle provoque au contraire la génération intensive d’« objets générateurs d’usage » (Brown 2013).

Dans ce grand mouvement exploratoire où chacun participe par ses propres combinaisons inventives, la tentation est grande de penser que la société digitalisée se déploiera comme une vaste généralisation du rapport marchand, là où, hier, faute d’accès à l’information, des coordinations plus sophistiquées semblaient indispensables. Déjà on constate que si de nouveaux marchés s’étendent en effet, ils supposent aussi de nouveaux prescripteurs.

La désintermédiation digitale s’accompagne simultanément de nouvelles intermédiations elles-mêmes digitales. De nouvelles communautés d’usagers, de nouveaux concepteurs apparaissent, et ces nouveaux collectifs inventifs produisent de nouvelles formes d’institutions politiques (Chrysos 2015).

La digitalisation doit ainsi être pensée à la fois comme source majeure d’inconnu et comme ressource importante face à l’inconnu. Elle renvoie donc à un double défi : défi cognitif et défi collectif.

Défi cognitif : au-delà de l’information, des données et des connaissances sur l’existant, l’exploration de l’inconnu, l’invention d’objets nouveaux, de définitions nouvelles, suppose de résister aux fixations cognitives, à la tentation de figer la définition des choses.

Défi collectif : certes, la digitalisation peut permettre l’émergence de collectifs créatifs nouveaux, forts de leurs solidarités, de l’échange de savoir, de leur capacité de coordination dans l’inconnu, de leur aptitude à faire émerger des inconnus communs pour surmonter les conflits – mais l’exploration de l’inconnu peut aussi conduire à la désagrégation des collectifs, à des formes d’exclusion, d’asservissement et d’isolement.

Et les deux défis sont liés : sans collectifs nouveaux, les capacités d’exploration offertes par la digitalisation restent limitées ; la fixation cognitive conduit aux bulles spéculatives sur les nouvelles technologies, à l’innovation orpheline, aux effets de mode, aux compromis insatisfaisants, au blocage des processus collectifs.

Des méthodes inadaptées : non-scientifiques, coûteuses, inefficaces

La digitalisation suppose ainsi de surmonter les fixations cognitives et d’inventer les nouvelles socialisations propres à l’exploration de l’inconnu. On ne saurait sous-estimer l’obstacle ! Or les méthodes les plus courantes ne sont pas à la hauteur des enjeux.

Pourtant on constate une avalanche de recettes pour se doter d’un futur créatif ! Les mots clés sont connus : lean start up, blue ocean, design thinking, business model generation, crowd de toutes sortes… Les unes promeuvent l’essai-erreur systématique – au risque de rappeler l’adage shadok « plus ça rate, plus on a de chances que ça marche ». Les autres s’en remettent à l’étude des usages – alors même que le régime d’innovation provoqué par la digitalisation change l’identité des usagers eux-mêmes, et de leurs relations.

Non-scientifiques, coûteuses et inadaptées, ces méthodes masquent surtout la réalité des enjeux et des défis de la digitalisation. Du point de vue des nouvelles socialisations, les techniques de type open innovation, crowd, ou business model innovation peuvent aussi provoquer des comportements opportunistes, des sourcing à bas coût sans réelle création de valeurs collectives.

Du point de vue cognitif, ces méthodes négligent les difficultés de défixation, traitent l’innovation comme un processus d’idéation en ignorant les enjeux de renouvellement des savoirs, des sciences, et des techniques. Elles risquent, par conséquent, d’amplifier des fixations collectives fortes. Enfin, bien que censées être des méthodes managériales, elles n’intègrent pas les questions de pilotage : leur logique d’action n’est pas scientifiquement fondée, leur performance n’est pas contrôlable.

Elles relèvent bien souvent d’un effet de mode qui leur permet de s’imposer à des directeurs de l’innovation, inquiets par la difficulté inévitable de leur tâche, sans pour autant permettre à ces derniers d’entretenir un dialogue constructif avec les experts concepteurs de la R&D ou les services technico-commerciaux.

Paradoxalement, ces méthodes risquent de marginaliser les directions de l’innovation qui se trouveraient alors cantonnées à des rôles de communication interne et externe sur les tendances du moment. Il importe donc d’adopter des approches qui prennent rigoureusement acte du vertige de l’inconnu créé par la digitalisation, et qui simultanément s’appuient sur sa puissance expansive.

Des avancées scientifiques qui permettent une exploration méthodique de l’inconnu

On ne le sait pas toujours, mais les avancées scientifiques contemporaines permettent une telle approche. Les formalismes des théories de la conception et des fonctions génératives unifient les logiques du raisonnement créatif et de la production de connaissances. Ils pensent leur articulation et leurs complémentarités au lieu de les opposer.

Traditionnellement, la création semble relever de l’idéation et les méthodes d’idéation préconisent même d’oublier le savoir ancien ; et réciproquement la production scientifique est souvent assimilée, de façon restrictive, à l’observation et à la modélisation des phénomènes existants en tenant à distance l’imagination fallacieuse.

Mais les théories contemporaines, et notamment la théorie C-K de la conception (Hatchuel and Weil 2009), montrent que les raisonnements de conception tiennent précisément leur générativité de la capacité à utiliser le savoir pour élaborer des propositions en rupture et, inversement, que les propositions les plus originales conduisent à une intense production de connaissances. Cette générativité peut aujourd’hui être décrite avec rigueur, testée expérimentalement et pratiquée de façon méthodique (Agogué et Kazakçi 2014).

Ces avancées scientifiques permettent de sortir des idées reçues associées au processus créatif : elles prédisent, et l’expérience le confirme, que la quantité d’idées produites par idéation ne garantit pas la production de concepts réellement innovants. Elles permettant aussi de dépasser les apories d’une pensée optimisatrice et décisionnelle appliquée à des processus intrinsèquement génératifs : dans les formalismes de la conception, faisabilité et originalité ne sont plus opposées, les contraintes peuvent devenir génératives, à condition de pouvoir s’appuyer sur un processus de production de connaissances performant.

Ces travaux supportent aussi l’invention de nouvelles socialisations en mettant en lumière les espaces où une « bonne gestion » est nécessaire :

  • organiser le partage de connaissances non seulement sur le connu, mais aussi sur l’encore inconnu, non seulement sur l’état de l’art, mais aussi sur l’état du « non-art » ;

  • forcer des explorations exigeantes et contre-intuitives ;

  • supporter le renouvellement des métiers, la transformation des dispositifs de production de savoir dans les écosystèmes (espaces de co-working, etc.) ;

  • déployer des stratégies d’innovation répétée permettant apprentissages techniques et apprentissages sur le marché et les usages ;

  • renforcer la création de systèmes collégiaux d’exploration de l’inconnu ;

  • protéger l’émergence d’inconnus communs non-appropriables (Le Masson et Weil 2014) ;

  • proposer des normes d’action collective, et notamment des formes d’entreprises, protégeant des missions d’exploration collective (Segrestin et Hatchuel 2012 ; Levillain 2015).

Ces travaux offrent aux théories de l’action collective des fondements scientifiques pour gérer la générativité et l’exploration de l’inconnu – le manager n’y est plus seulement un décideur, mais peut devenir une autorité conceptrice, les institutions ne sont pas seulement des systèmes de verrouillage, mais peuvent au contraire déployer des règles renforçant l’expansion.

Ces travaux permettent de penser une digitalisation qui ne viendrait pas seulement améliorer les capacités de décision optimale, mais permettrait aussi de déployer des logiques de conception collective.

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