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Enquête chez le seul mammifère herbivore devenu aquatique : une sirène préhistorique

Reconstitution de Sobrarbesiren dans son paléoenvironnement. Rosa Alonso. D’après Diaz-Berenguer et al. 2019, Author provided

La conquête du milieu terrestre a été un évènement majeur de l’histoire évolutive des tétrapodes (vertébrés à pattes). Grâce à l’acquisition de l’œuf amniotique (à coquille), les amniotes – regroupant les reptiles non-aviens, oiseaux et mammifères – se sont complètement libérés du milieu aquatique. Cependant, certains d’entre eux sont secondairement retournés à ce milieu.

C’est le cas de nombreux reptiles marins, tels que les mosasaures, plésiosaures (aujourd’hui éteints), serpents et tortues marins, mais aussi de mammifères, tels que les pinnipèdes (otaries, phoques), cétacés (baleines, dauphins), et siréniens.

Ce dernier groupe inclut aujourd’hui le lamantin et le dugong qui peuplent des eaux tropicales peu profondes – côte et eau douce, essentiellement dans l’hémisphère sud. Les trois espèces de lamantin vivent le long des côtes atlantiques et dans des fleuves d’Amérique latine et d’Afrique de l’ouest ; le dugong vit dans les océans Indien et Pacifique (sud-ouest).

Cartes de répartition géographique des trois espèces de lamantin (vert : lamantin des Caraïbes ; rouge : lamantin d’Amazonie ; orange : lamantin d’Afrique) et du dugong (bleu). source, Author provided

Une seule espèce connue de sirénien a peuplé des eaux froides. Il s’agit de la Rhytine de Steller, qui vivait dans le nord de l’océan Pacifique, mais qui s’est malheureusement éteinte au XVIIIe siècle, peu après sa découverte, du fait de la prédation humaine.

De drôles de sirènes

Les siréniens modernes sont exclusivement aquatiques. Ils présentent un corps fusiforme, avec des membres antérieurs transformés en palettes natatoires (membres aplatis dont la forme se rapproche de celle d’une nageoire) tandis que les membres postérieurs ont régressé, et leur queue, qui est une nageoire horizontale, assure la propulsion. Arrondie chez les lamantins, elle est bilobée (composée de deux lobes) chez le dugong. Ce sont des animaux herbivores qui broutent des plantes aquatiques. Leur taille varie entre 2,8 et 4 mètres.

Photographie de dugong. Geoff Spiby/Flickr, CC BY

De la terre à la mer

Les siréniens sont de proches parents des éléphants et des damans. Leur radiation évolutive (diversification à partir de leur ancêtre commun) débute au début de l’ère tertiaire en Afrique. Trois familles de siréniens sont connues à l’Éocène (34-56 millions d’années), parmi lesquelles des formes quadrupèdes (prorastomidés et protosirénidés) dont certaines semblent avoir été capables de se mouvoir sur terre, et des formes exclusivement aquatiques aux membres postérieurs vestigiaux (dugongidés) (membres atrophiés dont la fonction a été perdue).

Reconstitution du squelette de Pezosiren (longueur : env. 2,1 mètres) ; d’après Domning, 2001. Domning, CC BY
Squelette de Dugong dugon. Source, CC BY

La transition entre le milieu terrestre et le milieu aquatique au cours de leur histoire évolutive a imposé des modifications morphologiques et physiologiques importantes et la découverte de spécimens fossiles permet de retracer les étapes de ce processus évolutif.

Un nouveau quadrupède européen

Récemment un nouveau genre de sirénien a été découvert en Espagne : Sobrarbesiren. Il correspond au plus vieux sirénien d’Europe de l’Ouest et serait le proche cousin des dugongidés. C’est le premier sirénien quadrupède d’Eurasie dont quasiment l’intégralité du squelette soit connue (des restes d’au moins six individus ont été retrouvés).

Reconstitution de Sobrarbesiren,En gris, les os connus. Diaz-Berenguer et al. 2018, Author provided

Sobrarbesiren est considéré comme représentant potentiellement un stade intermédiaire entre les formes quadrupèdes amphibies (prorastomidés) et aquatiques (protosirénidés). Il reste cependant toujours très difficile d’estimer les capacités locomotrices d’organismes disparus. Ceci requiert notamment le recours à l’anatomie comparée.

Des indices à déchiffrer

Une étude récente a réalisé une analyse comparée de l’anatomie du bassin et du membre postérieur chez différents siréniens afin de préciser le mode de locomotion possible de Sobrarbesiren.

Dégagement de côtes et de l’os coxal (bassin) de Sobrarbesiren. Ester Diaz-Berenguer., Author provided

Au cours de la transition entre le milieu terrestre et le milieu aquatique, le membre se réduit et perd son articulation avec la colonne vertébrale via la ceinture pelvienne (bassin). En effet il n’est plus nécessaire de porter le poids du corps à l’aide des membres dans ce milieu à faible gravité. Le registre fossile documente les différentes étapes de cette réduction du membre postérieur et du bassin, depuis des morphologies proches de celles d’organismes terrestres, jusqu’à une réduction extrême.

Un des principaux indices permettant d’estimer si l’animal était aquatique ou amphibie est la morphologie du bassin. L’absence de sacrum fonctionnel (vertèbres sacrales fusionnées qui, unies aux os coxaux, forment le bassin) montre l’impossibilité d’une locomotion quadrupède sur terre et suggère un mode de vie exclusivement aquatique. La présence d’un sacrum suggère le contraire mais ce n’est pas parce que l’animal semble avoir été capable de se mouvoir sur terre que c’était réellement le cas ! La forme de nombreux os (notamment les os des membres) doit être observée en suivant la même démarche comparative. De plus, une morphologie intermédiaire reste parfois très ambiguë et d’autres indices sont alors à rechercher.

C’est notamment le cas des études de microanatomie osseuse. En effet, si la morphologie est supposée rendre compte de ce que l’animal était susceptible de faire, la structure interne des os renseigne sur ce que l’animal a réellement fait. Elle est en effet très plastique et s’adapte aux contraintes subies par les organismes. Chez les organismes aquatiques, une spécialisation osseuse est particulièrement répandue chez les nageurs peu actifs ayant recours à un contrôle hydrostatique (passif) de leur flottabilité : l’augmentation de la masse des os. Elle permet de contrecarrer la poussée d’Archimède pour pouvoir plonger et rester à une faible profondeur avec le minimum d’effort. Les siréniens montrent cette spécialisation, notamment au niveau de leurs côtes, très massives et compactes.

Coupe d’humérus de sanglier (gauche) et de dugong (droite) illustrant la très forte augmentation de compacité observable chez le dugong. Noir : tissu osseux ; blanc : cavités. Échelles : 5 mm. S, Author provided

Amphibien ou aquatique ?

La structure interne du fémur et de l’os coxal (bassin) de Sobrarbesiren a été analysée. Les os ont été scannés aux rayons X (microtomographie) afin de pouvoir visualiser la distribution du tissu osseux dans l’os. La très forte compacité observée n’est pas compatible avec une locomotion terrestre car des os très compacts sont très susceptibles de se fracturer sur terre.

Coupes transverses du fémur (gauche) et de l’os coxal (droite) de Sobrarbesiren montrant une structure extrêmement compacte (les cavités sont en noir et en blanc). Echelle : 1 cm. S, Author provided

Ainsi cette étude couplant données anatomiques et microanatomiques a permis de suggérer que, malgré une morphologie potentiellement compatible avec une locomotion partiellement terrestre, Sobrarbesiren devait vraisemblablement être plutôt exclusivement aquatique. La position intermédiaire de Sobrarbesiren par rapport au degré d’adaptation au milieu aquatique est confirmée.

Comme précédemment observé au sein de la lignée des cétacés, il semble bien que les adaptations liées au retour à un mode de vie aquatique se produisent d’abord au niveau microanatomique puis au niveau anatomique chez les siréniens.

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