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Essence et existence d’une Europe en « polycrise »

Jean-Claude Juncker (à gauche) et Donald Tusk (à droite) encadrant le Premier ministre canadien, Justin Trudeau, le 30 octobre 2016. Thierry Monasse / POOL / AFP

Après bien des péripéties, le président du Conseil européen Donald Tusk, le Président de la Commission européenne Jean-Claude Juncker et Justin Trudeau, le premier ministre du Canada, ont signé, le 30 octobre 2016, à Bruxelles l’Accord économique et commercial global (AECG) entre l’Union européenne et le Canada. Un moment démocratique intense, dont le Ministre-président de Wallonie Paul Magnette a été l’instigateur, a précédé cette signature. Il a, à nouveau, fait apparaître crûment les difficultés de fonctionnement de l’Union, pour ne pas dire sa paralysie.

L’AECG (ou CETA) s’est finalement révélé être un nouvel avatar de la crise sans fin qu’affronte l’Union, la crise de trop qui symbolise son affaiblissement extrême ! Depuis 2008, en effet, l’UE est frappée par des crises à répétition et de fortes amplitudes : crise bancaire, financière, économique et sociale ; crise migratoire, qui s’accompagne d’un retour du terrorisme, et impose d’agir afin que « Schengen » ne mette pas à bas l’idée européenne ; crise agricole depuis l’embargo russe de 2014, la suppression des quotas laitiers en mars 2015 et le recul de la demande mondiale, notamment chinoise ; enfin, depuis le référendum 23 juin 2016, crise à rebondissements du Brexit, qui s’apparente fortement à une synthèse des multiples crises que connaît l’Union.

Sans aller jusqu’à évoquer un état de crise permanent, l’Union européenne est victime d’un traumatisme persistant que l’actuel Président de la Commission considère comme étant « le parfait reflet d’une Europe en polycrise ». L’Europe est en effet « confrontée à une conjonction de crises multiples, complexes, multistratificationnelles, venant de l’extérieur ou de l’intérieur de l’Union européenne, et qui surviennent toutes en même temps ». Toujours selon Jean-Claude Juncker, elle « traverse, du moins en partie, une crise existentielle », qui se caractérise par une Union que les États membres ont réduit aux acquêts, et qui apparaît extrêmement fragilisée, car elle est en lambeaux, paralysée et à la recherche d’un nouveau souffle.

Une Europe en lambeaux

Le Brexit a produit l’effet d’un séisme politique et fait exploser l’UE, qui n’existe plus sur le plan politique. Avec l’épisode du CETA, elle n’existe plus également sur le plan économique et commercial.

On sait maintenant que le vote en faveur du Brexit a été un vote contre l’immigration, les élites politiques, les experts, des personnes âgées contre les jeunes, bref de l’« Angleterre profonde » contre Londres, incarnée par la City. Ce vote est de manière incontestable le reflet d’une crise européenne, de fractures générationnelles, géographiques et sociales. À la réflexion, le CETA fait ressortir le manque crucial d’unité de l’Union, son repli derrière ses frontières, son manque de légitimité et, plus largement, sa faiblesse institutionnelle. À l’évidence, la conclusion de nouveaux accords de libre-échange imposera davantage de pédagogie auprès des citoyens de l’Union et une réflexion sur la conduite de sa politique commerciale.

Paul Toxopeus/Flickr, CC BY-NC-SA

Plus grave, sans doute, est l’incapacité de l’Union et de ses États membres à dégager un intérêt commun, un intérêt général. Le Président de la Commission n’a-t-il pas déclaré que le terrain d’entente entre les Vingt-Huit n’a jamais été aussi réduit, et qu’ils n’acceptent de travailler ensemble que sur un nombre limité de domaines. L’intérêt collectif européen est fréquemment ramené à son plus petit dénominateur commun. La fragmentation et le morcellement sont donc à leur paroxysme.

Les États membres sont très divisés – ce qui mine l’Union. La division Est-Ouest porte sur des sujets comme les plans « énergie-climat » (2020 et 2030) ou encore la refonte de la directive sur les travailleurs détachés. Onze Etats membres de l’Est, plus le Danemark, ont brandi leur « carton jaune » pour contester – au titre du respect du principe de subsidiarité – la proposition de la Commission. La Pologne n’a pas fait le choix du Triangle de Weimar (avec l’Allemagne et la France), mais celui du groupe de Visegrad, avec la Hongrie, la République tchèque et la Slovaquie. Le premier Sommet des pays méditerranéens de l’Union européenne, qui s’est tenu à Athènes le 9 septembre 2016, ravive le clivage Nord-Sud, l’opposition entre les partisans de l’orthodoxie budgétaire et ceux favorables à davantage de souplesse, pour ne pas dire adeptes d’un certain laxisme budgétaire.

Les fractures ne sont pas seulement nationales ; elles sont également régionales, comme l’indiquent les nationalismes régionaux en Écosse ou en Catalogne qui, souhaitant l’indépendance de leur région, taraudent les fondements de l’UE. De plus, avec le blocage du CETA par la Wallonie, l’Union vient de connaître son « quart d’heure wallonien » qui prouve par a + b que « l’Europe se subdivise en microrégions aux pouvoirs improbables ». Avec la rupture de la logique de l’intérêt commun, le morcellement de l’UE est bien réel et il conduit à la paralysie.

Une Europe paralysée

La première raison expliquant la paralysie de l’Union est une crise politique, une crise de la représentation. Elle se matérialise par le fait que non seulement les peuples ne font plus confiance aux dirigeants politiques nationaux, mais également aux dirigeants européens. Le pantouflage de l’ancien président de la Commission européenne, José-Manuel Barroso, chez Goldman Sachs, qui a maquillé les comptes de la Grèce afin qu’elle puisse participer à l’euro, ou les conflits d’intérêts concernant plusieurs autres commissaires, sapent totalement l’autorité de la Commission ! De même, comment peut-on avoir confiance en une Commission qui a annoncé, le 29 juin 2016, en plein sommet sur le Brexit – par un simple communiqué de presse – la prolongation pour 18 mois de l’autorisation du glyphosate entrant dans la composition du plus controversé des désherbants, le Roundup de Monsanto ?

José-Manuel Barroso, l’ancien patron de la Commission s’en va chez Goldman Sachs. Commission européenne/Flickr, CC BY-SA

Cette absence criante de confiance ressort nettement de la Déclaration de Bratislava du 16 septembre 2016, qui évoque l’engagement à « offrir à nos citoyens, au cours des prochains mois, une vision d’une UE attrayante, à même de susciter leur confiance et leur soutien ». Bratislava n’est que « le début d’un processus », bien flou et imprécis au demeurant, qui doit se clôturer à Rome en mars 2017 lors des célébrations du 60ème anniversaire des Traités de Rome. Cette démarche post-Brexit semble très insuffisante pour améliorer l’image de l’UE et regagner la confiance des citoyens, qui considèrent – à tort ou à raison – qu’elle fait preuve d’une inertie coupable sur des sujets aussi fondamentaux que la lutte contre le chômage et la précarité, la défense, la sécurité intérieure ou l’immigration.

Un deuxième et triste constat peut être facilement dressé : l’Europe n’a plus de valeurs communes. Au-delà du Brexit, il faut bien comprendre que le Royaume-Uni rejette catégoriquement l’idée que l’Europe puisse lui imposer ses valeurs, que l’article 2 du TUE énonce pourtant pour la première fois, depuis l’entrée en vigueur du traité de Lisbonne. N’oublions pas que le Royaume-Uni souhaite également rompre avec la Convention européenne des droits de l’homme. Le traité de Londres de 1949, acte fondateur du Conseil de l’Europe, est remisé aux oubliettes !

Le référendum hongrois du 2 octobre 2016 sur la relocalisation des migrants en Hongrie sans l’approbation du Parlement hongrois, ou le virage populiste de la Pologne qui rejette l’État de droit ou foule le principe de l’indépendance de la justice, sont également synonymes de rejet des valeurs de l’Union. Un nombre de plus en plus important d’États membres ne souhaite plus promouvoir en commun ces valeurs. L’identité de l’Union apparaît menacée et, contrairement à la formule de l’article 1 du TUE, le devenir n’est pas « une Union sans cesse plus étroite », mais « sans cesse moins étroite ».

La valeur solidarité, énoncée à l’article 1 TUE, qui est « le ciment de notre Union » selon Juncker, et apparaît 16 fois dans les traités, est particulièrement mise à mal. Il est vrai que toute la difficulté pour les États membres est d’être solidaire sans perdre leur souveraineté. Néanmoins, l’absence de solidarité intra-européenne est patente ; la gestion de la crise des migrants l’a fait ressortir avec éclat. Il est plus que temps de « retisser nos liens ». Le devoir de fraternité auquel appelait Victor Hugo en 1875 – on dirait solidarité aujourd’hui – est certainement indispensable à l’avenir de la construction européenne.

Une Europe à la recherche d’un nouveau souffle

Le terme de crise convient parfaitement pour désigner l’état actuel de l’UE. À la différence de la situation qui a suivi en 2005 les « non » aux référendums français et néerlandais relatifs à la ratification du traité établissant une Constitution pour l’Europe, il s’agit cette fois d’une crise fondamentale et de nature existentielle, et non simplement d’une crise structurelle de croissance. Sans dramatiser outre mesure, il ne faut pas hésiter à affirmer que la construction européenne pourrait s’arrêter. Les institutions de l’Union européenne doivent certainement se concentrer sur sa survie.

Il est en effet indispensable de reconstruire l’Europe de l’après-Brexit – l’Europe du futur – le plus rapidement possible, ce qui implique que le retrait du Royaume-Uni intervienne dans les meilleurs délais. Alors que le 3 novembre 2016 la Haute Cour de justice de Londres vient d’admettre que le Parlement britannique devait être consulté avant que le gouvernement britannique n’enclenche la procédure de retrait de l’Union, l’activation de l’article 50 TUE, prévue initialement avant fin mars 2017, pourrait être retardée.

La Chambre des Communes, le Parlement britannique devra être consulté avant la mise en œuvre du Brexit. Herry Lawford/Flickr, CC BY

La conjonction des crises, y compris le Brexit, rend nécessaire un travail de clarification, non seulement entre le Royaume-Uni et l’Union, mais également entre les États membres de l’Union eux-mêmes. Un débat existentiel sur la manière de parvenir à un retour aux valeurs qui ont fondé l’Union, afin de contrer la montée du sentiment anti-européen, s’avère indispensable. Le retrait d’Albion offre sans doute l’opportunité de parvenir à une Union plus restreinte géographiquement, plus efficace économiquement, et plus en phase avec les attentes des peuples des États membres.

Afin qu’une réflexion politique digne de ce nom puisse être conduite, il faut certainement que « les Chefs d’État ou de gouvernement fassent preuve de leadership ». Malheureusement, ce défaut de leadership énoncé sous forme d’aveu se double d’une absence de vision de l’Europe de demain.

Faut-il alors envisager un retour aux sources et se référer, par exemple, au projet d’Union européenne d’Aristide Briand présenté devant la Société des Nations (SDN) en 1929 ? N’affirmait-il pas déjà qu’« entre les peuples qui sont géographiquement groupés comme les peuples d’Europe, il doit exister une sorte de lien fédéral ; ces peuples doivent avoir à tout instant la possibilité d’entrer en contact, de discuter leurs intérêts, de prendre des résolutions communes, d’établir entre eux un lien de solidarité, qui leur permette de faire face, au moment voulu, à des circonstances graves, si elles venaient à naître » ?

On ne saurait mieux dire.

Cette contribution fera l’objet d’une communication lors d’un colloque à Belgrade sur « L’idée d’Union européenne de 1929 à 2016 : du projet d’Aristide Briand au retrait du Royaume-Uni » les 8-9 novembre 2016. Il a pour but de célébrer le 20ème anniversaire de la coopération entre la Faculté de droit de Belgrade (Serbie) et le Centre européen universitaire de Nancy (Université de Lorraine).

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