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États-Unis : la chasse aux droits civiques est ouverte

Manifestation en défense du droit à l'avortement à Austin, Texas, le 29 juin 2021.
Les partisans du droit à l’avortement ont de bonnes raisons de s'inquiéter au vu des derniers développements. Sergio Flores/Getty Images via AFP

Grâce à la nomination de la très conservatrice Amy C. Barrett quelques jours avant l’élection présidentielle de novembre 2020, les conservateurs détiennent désormais une majorité de six sièges contre seulement trois aux progressistes à la Cour suprême. Dès lors, on savait le droit à l’avortement en danger. Crainte confirmée en mai dernier quand la Cour a accepté d’examiner le recours formé contre l’État du Mississippi qui souhaite interdire la plupart des avortements après 15 semaines de grossesse, soit plusieurs semaines avant les 22-24 semaines fixées par la jurisprudence. L’audience aura lieu à l’automne et la décision sera rendue dans l’année.

Nouvelle confirmation le 1er septembre, quand la Cour, saisie en urgence par plusieurs associations de planning familial, a refusé de suspendre l’application de la nouvelle loi adoptée par le Texas (Senate Bill 8 ou SB 8), qui interdit tout avortement après six semaines, même en cas de viol ou d’inceste.

Ce refus a suscité de nombreuses réactions scandalisées, notamment de la part de Joe Biden ; mais, au-delà, ce sont surtout les modalités procédurales prévues par la loi et le type de décision utilisée par la Cour qui doivent ici retenir notre attention. En effet, cette séquence juridique montre que le danger ne se limite pas au droit à l’avortement. D’autres droits et libertés aussi pourraient être menacés.

La loi anti-avortement du Texas en contexte

La décision fondatrice du droit à l’avortement, Roe v. Wade, rendue en 1973, a bien sûr constitué une victoire pour les femmes et pour les progressistes. Il n’en reste pas moins que, à l’époque, en statuant sur cette affaire sans laisser les législateurs des États fédérés se prononcer, la Cour a empiété sur leurs prérogatives et a du même coup préempté le débat sur l’avortement dans le pays – d’où l’opposition farouche et immédiate à cette décision, instrumentalisée à l’avance parla campagne de réélection de Richard Nixon en 1972.

Le droit à l’avortement a été sauvé de justesse en 1992 quand la Cour a jugé qu’il était contraire au 14e amendement de conditionner le droit à l’avortement à l’autorisation du conjoint (dans la décision Planned Parenthood v. Casey. Mais elle a inversé la charge de la preuve et c’est désormais à la femme d’apporter la preuve que la loi (contestée) lui impose un fardeau trop lourd (undue burden). Depuis, différentes décisions de la Cour ont grignoté le périmètre du droit à l’avortement et ouvert des espaces législatifs à de nouvelles lois restrictives.

Le résultat est que les États-Unis sont déjà divisés en deux zones bien différentes : les États « rouges » du centre et du sud, dont les élus sont majoritairement hostiles à l’avortement, et les États « bleus » progressistes sur les deux côtes. Mais, sur le papier, la jurisprudence Roe s’impose encore sur tout le territoire.

Manifestation contre le droit à l’avortement à Austin, Texas, le 29 juin 2021. Sergio Flores/AFP

Dans l’affaire June Medical Services en 2020 la Cour invalide une loi de Louisiane qui exigeait des docteurs pratiquant des avortements qu’ils soient affiliés à une structure hospitalière, pour des raisons de fond pour les juges progressistes. Mais pour le président de la Cour John Roberts, hostile à l’avortement, il s’agissait uniquement de suivre le précédent. Dans son opinion convergente qui apporte la cinquième voix, il explicite que la règle du précédent (stare decisis) imposait de déclarer inconstitutionnelle la loi de Louisiane car la Cour avait invalidé une loi texane semblable quatre ans auparavant. Mais c’était une victoire à court terme car John Roberts a pris soin de limiter pour l’avenir le périmètre du droit à l’avortement.

Dans l’affaire texane de 2021, la question se pose de façon différente, pour plusieurs raisons. D’abord, le délai de six semaines est clairement en violation des jurisprudences Roe et Planned Parenthood, qui autorisent l’avortement jusqu’à la viabilité du fœtus, soit 22 à 24 semaines. La disposition devrait donc être invalidée comme l’ont été d’autres lois restreignant le droit à l’avortement adoptées dans d’autres États aux mains des Républicains, qui ont fait l’objet de recours et ont été bloquées.

Mais les législateurs texans ont pris soin de rendre presque impossible toute contestation de la loi SB 8. En effet, les recours contre un texte sont formés contre ceux qui ont la charge de le faire respecter. Or, le texte texan présente une particularité : il prévoit que ce n’est pas au procureur ou à l’appareil administratif et judiciaire qu’il incombe de veiller au respect de la loi. Il charge des individus – n’importe lesquels – de se transformer en shérif ou « procureur privé » sans même exiger qu’ils subissent un préjudice, ce qui est pourtant l’une des conditions requises pour justifier d’un intérêt à agir.

Ces individus (peut-être financés par de l’argent opaque, ou dark money) peuvent poursuivre au civil quiconque serait soupçonné de violer la loi. Pour les requérants (les centres de planning familial Lilith Fund, Center for Reproductive Rights et Planned Parenthood) qui contestent la loi, il était difficile d’identifier celui ou celle qui céderait à cette incitation à la délation et deviendrait « chasseur de primes ».

Or, la loi utilise la terminologie du droit pénal et prévoit le délit de complicité (aiding and abetting) pour toute personne impliquée : une action peut être intentée contre celle ou celui qui aura véhiculé la femme qui est allée avorter, qui lui aura fourni des informations, apporté toute aide que ce soit, versé une donation à une clinique et bien sûr effectué l’acte médical lui-même. Et il y a gros à gagner pour le délateur s’il l’emporte : la fermeture de la clinique, 10 000 dollars de prime au minimum et le remboursement des dépens ; et rien pour les défendeurs, même pas le remboursement des frais d’avocat. Les risques juridiques et financiers sont si élevés que la loi est devenue une arme de dissuasion massive qui interdit tout travail des bénévoles et a déjà effectivement gelé 85 % des procédures d’avortement prévues au Texas.

Une autre grande différence avec les autres affaires d’avortement est que la Cour a été saisie en procédure d’urgence par les requérants après le refus d’un collège de trois juges de la cour d’appel du 5e circuit (nommés par Donald Trump) de laisser se dérouler la procédure devant la juridiction de première instance. La Cour suprême a refusé de suspendre l’application de la loi texane et elle l’a fait par voie d’une ordonnance – une opinion per curiam, non signée, rendue à 1h00 du matin, à quelques heures de l’entrée en vigueur de la loi, le 1er septembre 2021. Cette façon d’agir « sous le radar » rend le panorama plus sombre encore.

Les opinions per curiam

Il y a quelques années, les opinions per curiam étaient rares, généralement prises à l’unanimité et réservées aux affaires ne posant pas problème. Elles ne sont pas signées et l’on ne sait rien des discussions entre les juges ou de la position de chacun d’entre eux, sauf si les juges minoritaires rédigent une opinion dissidente. À la différence des autres affaires traitées sur le fond (merits docket) – qui font l’objet d’un traitement approfondi avec acceptation du certiorari, réception des conclusions (briefs) des deux parties, participation de la société civile par l’intermédiaire des pétitions amies de la cour (amicus curiae) que des personnes physiques ou morales non parties au contentieux peuvent déposer pour faire valoir leur point de vue, et audience devant les neuf juges –, ces ordonnances sont prises dans le secret, ne sont pas motivées et leur rédaction excède rarement quelques lignes.

Parce que ces opinions n’ont pas fait l’objet d’arguments oraux durant lesquels les parties peuvent exprimer leur position, William Baude, professeur à l’université de Chicago parle à cet égard de « rôle judiciaire fantôme » ou shadow docket. Facteur aggravant, elles se sont multipliées et représentent beaucoup plus que les quelque 53 opinions de fond rendues au cours de la session judiciaire 2020-2021. Cette dérive, inquiétante en soi, l’est davantage encore quand on constate que la Cour use du deux poids deux mesures et, par ces ordonnances dissimulées et non transparentes favorise certains droits, comme la liberté religieuse (Tandon v. Newson, 9 avril 2021), et démantèle d’autres, le droit à l’avortement mais, aussi, le droit de vote.

Les opinions dissidentes de la Cour dans l’affaire texane

L’ordonnance rendue le 1er septembre est brève (moins d’une page), peu motivée et pour se défausser, s’abrite derrière la difficulté d’identifier les défendeurs qui chercheraient effectivement à faire appliquer la loi ; avec une hypocrisie non dissimulée, la Cour précise qu’elle « ne se prononce pas sur la constitutionnalité de la loi et ne limite en aucune façon d’autres recours, y compris devant les juridictions étatiques ». Elle est accompagnée de trois opinions dissidentes, dont une signée par le conservateur Chief Justice Roberts, conscient que l’opinion publique, même parmi les Républicains, est favorable au droit à l’avortement dans certaines conditions et que la décision nuit à la crédibilité de la Cour. L’ordonnance satisfait la base « trumpiste » mais pose problème aux Républicains, comme en témoigne le silence de Fox News qui aurait en principe dû célébrer une si bonne nouvelle.

Le président de la Cour, dans son opinion dissidente, souligne que l’objectif premier de la loi est bien d’édifier un mur de séparation entre l’État du Texas et sa responsabilité de faire respecter la loi. John Roberts aurait accordé le sursis demandé par les requérants avant l’entrée en vigueur de SB 8 afin de préserver le statu quo et de permettre aux juridictions inférieures de jouer leur rôle. Dans cette courte opinion, c’est l’« institutionnaliste » qui s’exprime et cherche à préserver la légitimité de la Cour.

La deuxième opinion dissidente, rédigée par le juge Breyer, est plus critique. Pour lui, « un État ne saurait déléguer un pouvoir de veto » (ici l’interdiction d’obtenir un avortement) alors qu’il lui est « totalement et absolument interdit d’imposer une telle interdiction pendant le premier trimestre de la grossesse ». À ses yeux, « cette délégation menace d’empiéter sur un droit constitutionnel » et son entrée en vigueur constitue un « préjudice imminent », l’un des critères à prendre en compte par les juges.

L’opinion la plus virulente est rédigée par la juge Sotomayor, qui dénonce une loi « de toute évidence inconstitutionnelle concoctée pour empêcher les femmes d’exercer leur droit constitutionnel et pour échapper au contrôle juridictionnel ». Elle stigmatise « une majorité des juges (qui) a préféré se cacher la tête dans le sable ». Le refus d’agir de la Cour suprême récompense les tactiques de l’État qui veut éviter le contrôle du juge et inflige un préjudice significatif aux femmes cherchant à obtenir un avortement. Comme John Roberts, Sonia Sotomayor souligne que le législateur texan sait pertinemment que la loi est inconstitutionnelle et qu’il a mis en place ce mécanisme procédural pour contourner la difficulté. Elle conclut :

« Cette loi est un assaut contre la Constitution, les précédents de la Cour et les droits des femmes cherchant à obtenir un avortement au Texas et pourtant la Cour s’incline et ne fait rien […]. Il n’est pas possible qu’un État fédéré puisse échapper au contrôle juridictionnel fédéral en sous-traitant l’application de lois inconstitutionnelles à ses citoyens. […] La Cour ne devrait pas ignorer ses obligations constitutionnelles de protéger non seulement les droits des femmes mais aussi le caractère sacré des précédents et la primauté du droit. »

Quelle signification pour l’avenir ?

Par sa décision du 1er septembre, la Cour donne le feu vert aux États fédérés en les autorisant à contourner la Constitution et à interdire tout contrôle juridictionnel sur les textes qu’ils promulguent, même s’ils sont inconstitutionnels. Ce qui leur permet de s’attaquer aux droits civiques reconnus par les Cours Warren et Burger durant la seconde moitié du XXe siècle et dont ils souhaitent la disparition. L’avortement n’est que l’un de ces droits.

C’est un revirement total par rapport aux années 1950, 1960, 1970 durant lesquelles la Cour a considéré qu’il était de la responsabilité de l’État fédéral de protéger ces droits et les a « incorporés », via les clauses de due process et d’égale protection de la loi du 14e amendement, ratifié après la guerre de Sécession. Par ces décisions, la juridiction suprême a rendu applicables aux États fédérés les droits du Bill of Rights ; ils ne pouvaient plus, par exemple, priver les Noirs de leurs droits ou interdire les mariages mixtes. Mais tout a changé.

Désormais, les États fédérés savent qu’ils ont la possibilité d’éroder les droits qu’ils n’aiment pas. Un État hostile au mariage des personnes de même sexe pourrait par exemple adopter une loi confiant à ses citoyens le soin de poursuivre en justice les couples homosexuels qui décident de se marier, ce qui est légal depuis la décision Obergefell rendue en 2015 par la Cour suprême.

Si rien n’est fait, cette petite décision de quelques lignes peut annoncer un bouleversement d’ampleur. La remise en cause n’est pas limitée à l’avortement et de nombreux autres droits sont en danger.

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